Tu peux
nous parler, tu sais.
Leurs
voix chuchotent, embuées de précautions.
Ils sont
tous les deux face à elle. Ils veulent savoir, comprendre, aider.
Mais elle
ne sait pas quoi leur dire. Elle voudrait juste dormir, ne plus se réveiller,
se réveiller dans une autre vie.
Ils
attendent. Ils ont eu peur cette nuit. Sans doute n’ont-ils pas dormi, sa mère
a pleuré. L’inquiétude depuis des heures déjà a gommé la colère. Ils ne la
quittent pas des yeux, leurs visages tendus vers elle.
Elle bredouille
qu’elle ne sait pas, qu’elle en a marre. Elle ajoute, à tout hasard, qu’elle ne
veut plus aller au lycée.
Mais… Pourquoi ?
Leurs
voix montent dans l’aigu, pleines de questions.
Le
policier a été très bien, humain et bienveillant, sans jugement. Il les a
alertés sur l’âge de leur fille, l’adolescence, son malaise, les drogues, les
comportements à risques.
Elle
regarde ses chaussures, ses chaussures qui lui font un mal de chien, qu’elle
aimerait enlever mais c’est impossible. Il semble qu’avec la souffrance elles se
soient soudées à ses pieds. Pour toujours. Une marque au fer. Des chaussures à
talons vernies.
Tu peux
nous parler, tu sais.
Mais elle
ne trouve rien à leur dire, à dire tout court. Elle imagine un instant la tête
qu’ils feraient si en réponse elle se mettait à hurler. Mais elle n’a pas envie
de hurler, plutôt que d’attirer l’attention elle voudrait disparaître.
Pourquoi n’es-tu
pas allée en cours ? Pourquoi n’es-tu pas rentrée à la maison ? Tu
peux nous parler, tu sais. Que faisais-tu dans ce quartier ? Et habillée
comme ça !?
Elle marmonne
que c’est rien, juste pour le fun, voir comment c’est de s’habiller en femme.
Pas en
femme, en pute, lâche le père. Aussitôt la mère pose sur son bras une main
apaisante. Pas maintenant, pas comme ça.
Ils se
taisent. Ils attendent. Ça devient insoutenable cette attente, ce silence.
Elle l’a
étudié sa tenue. Au terme de deux mois d’embrasements secrets et d’hésitations
stratégiques, dix jours entiers d’essais de vêtements, de coiffure, de maquillage,
de sourires devant la glace, de répliques aussi cool que percutantes « Salut,
t’aurais pas une cigarette ? ».
Elle ne
fume pas mais, la cigarette, elle n’a pas trouvé mieux comme formule de
contact.
Jusqu’à
la plus parfaite maîtrise, elle a répété la scène dans sa chambre. Le scénario
était infaillible, elle fatale.
Elle serait
apparue - dans le sens divin du terme -, perchée sur ses talons étincelants,
avec ce short qui exalte le galbe de ses jambes, et le bustier audacieux, les
yeux charbonneux de celle qui n’a peur de rien, qui en a déjà vu plus qu’il
n’en faut. Elle se serait approchée de lui à l’entrée du lycée, négligemment,
et elle aurait osé « Salut, t’aurais pas une cigarette ? Merci. T’es
en seconde D, non ?» Quoi que ce soit d’autre aurait été superflu.
Ce
matin-là, oui, il l’a remarquée. Pour la première fois. Ça ne fait aucun doute.
Ses yeux se sont posés sur elle, mais n’y sont pas restés, et il a ri. Des amis
l’ont entouré, deux garçons et une fille qui lui a pris le bras.
Elle ne s’est
pas dirigée vers lui, elle n’a pas dit « Salut, t’aurais pas une cigarette ?».
Elle est restée à tanguer à deux mètres de lui sur ses talons étincelants, avec
une pression bizarre dans les oreilles, les veines et le charbon des yeux qui brûle.
Puis, la conscience soudaine de sa vulgarité et de sa bêtise.
Il s’est
détourné avec cet irrésistible mouvement de tête qui chaque fois la fait
défaillir. Lui a-t-il jeté un dernier coup d’œil ?
Il a émis
un petit ricanement. Un petit ricanement, léger, inconséquent. La fin du monde.
Tous les élèves
sont rentrés dans l’enceinte du lycée, se sont disséminés dans les couloirs,
les salles de classe et elle est restée dehors, seule. Désintégrée par la douleur
et la honte.
En
vérité, elle ne sait plus très bien ce qu’elle a fait. Elle était tellement
anéantie. Elle est partie. À un moment, elle a quitté le trottoir face au
lycée. Elle a marché. De toute évidence, elle a traîné dans la ville toute la
journée, puis la nuit, sous les giboulées de mars. Elle ne se souvient pas. Peut-être
est-elle allée jusqu’à la gare supplier les trains en partance, puis jusqu’au
fleuve qu’elle a fixé longuement en espérant qu’une crue imprévisible l’emporte,
peut-être a-t-elle tout simplement été au cinéma et manger un hamburger :
son porte-monnaie est vide. Elle a perdu son sac avec ses livres scolaires ou bien
elle s’en est débarrassé dans une poubelle. Au petit matin, quand elle a été
par erreur embarquée avec cinq tapineuses de la rue Michelet, elle ne l’avait
plus.
Tu veux
un thé ? Manger quelque chose ? Implore sa mère.
Elle
regarde ces incroyables chaussures qu’elle a achetées en cachette avec l’argent
du baby-sitting. Des chaussures tapageuses, à brides suggestives, à talons vertigineux.
Elle ne les quitte pas des yeux. Elles brillent. Comme elles brillent. Mars
laiteux se réfléchit sur leur vernis et fait mal.
Pas faim,
non.
Son père
consulte sa montre. Après la nuit blanche, c’est déjà la matinée de travail qui
est perdue et la gamine, mutique et amorphe comme un gros bébé emmailloté dans
du latex. Du latex !
Écoute,
tu ne vas pas au lycée aujourd’hui. Vas te coucher. On en reparlera plus tard.
Libérés,
ils se précipitent tous les trois dans des directions différentes. Mars par la
fenêtre s’est mis à pleurer et elle l’envie parce qu’elle voudrait bien pleurer
et qu’aucune larme n’est encore venue.
Elle
obéit. Elle n’ira pas en cours, elle va se coucher. Elle s’enfouit sous la
couette, la tête sous l’oreiller. Elle s’enfonce dans le matelas. Son corps démesurément
grand, encombrant et lourd.
Avec un
peu de chance, elle se réveillera dans une autre vie. Avec un peu de chance,
rien de tout ça ne s’est réellement passé.
Dans la
poche arrière du short, le portable vibre pour un soixante-quatrième sms. Ses
copines, les copains des copines. Tout le lycée doit être au courant bien sûr.
Sa mère entre
et dépose sur la table de nuit une tasse du thé vert bien fort comme elle l’aime,
lui caresse les cheveux et presse doucement sa main aux ongles rongés.
Aucune
chance que tout ça n’ait été qu’un cauchemar. Elle pleure.
Ça va
aller, ma puce. Tu me diras plus tard. C’est la vie qui est dure, c’est rien,
ça va aller.
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