mardi 9 juillet 2013

Scène domestique - No exit


Le dîner avait été insoutenable, comme d’habitude.
Sa mère faisait mine de refuser un verre de vin alors qu’elle en avait sifflé une bouteille entière dans l’après-midi, son père multipliait les allusions salaces à l’attention de sa belle-sœur, son petit frère avait piqué sa crise quotidienne, sa sœur aînée ne levait pas les yeux d’une assiette à laquelle elle ne toucherait pas. Le grand-père, invalide et mutique, cimentait le tout de son indiscutable et hautement toxique autorité.
Dehors, derrière la fenêtre close, l’univers ourdissait des brassées d’haletantes tragédies et de non moins électrisantes jouissances. Le ciel rougeoyait sur la ville et claquait comme un drapeau à la rumeur du train qui s’enfuit, aux basses hypnotiques en provenance du club d’en face, aux exclamations et trépidations des autres vivants, mieux adaptés aux conditions extérieures, à la vie elle-même.
Mieux adaptés que lui, qu’eux tous ici. Cette famille-là. grand-père-papa-maman-Lydie-Loriane-lui-Lucas, bougeant, parlant, ronflant en même temps, les uns suivant les mouvements des autres et vice versa, pareils à une molécule pourvue de sept atomes, un indissoluble tout-monde.
La cuisine était minuscule, à leur taille, moulée autour d’eux. Le dîner s’achevait mais il fallait encore subir les sempiternels étripages autour du programme télé avant de pouvoir prétexter une grande fatigue et s’allonger sur l’un des matelas de la chambre destinée à la fratrie. Le dîner était toujours insoutenable, plus encore que le reste de la journée.
Il avait récolté sa moisson d’humiliations. Il était effectivement épuisé. Comme tous les jours, il s’était dit je ne resterai pas un jour de plus. Comme à chaque minute, il s’était dit je ne resterai pas une minute de plus. Pourtant il était toujours là. Les nerfs en pelote à chercher le sommeil qui lui permettrait d’attaquer demain une nouvelle journée, du matelas de la chambre à la chaise de la cuisine, remettant à plus tard les démarches de formation ou de recherche d’emploi, les projets d’avenir, de fuite, de simple promenade et  jusqu’aux appels téléphoniques aux anciens copains d’école qui gonflaient les rangs de la horde joyeuse des vivants.
Au cours de ses rêves nocturnes, dans une débauche de péripéties glorieuses et de pornographie crasse, lui apparaissait souvent un squelette planté au milieu du décor et agité d’ondulations molles et vaines. La signification de ce squelette devenu familier lui avait été révélée récemment, c’était le tout-monde et il en était le second métatarsien.
Ainsi voilà, il restait attaché, destiné à cette maison, à ceux qui avec lui y vivaient, comme  un os à son squelette, fragment du tout-monde, démuni et inutile hors de lui.
Que deviendrait-il  s’il parvenait un jour à franchir seul la porte, à dévaler l’escalier sans être pris de vertiges, à déboucher à l’air libre sans être aveuglé par le soleil cru et asphyxié par les pollens printaniers ? Qu’adviendrait-il de lui ?  Et si par miracle il trouvait l’énergie de courir vers les bras grands ouverts de l’univers, assurément il échouerait bien vite exténué au milieu d’immondices et de rebuts divers, au fond d’une ruelle délétère privée d’horizon.
Risible métatarsien, petit bâtonnet pâle et poreux, coincé entre deux pavés disjoints, exposé sans protection à l’acidité de l’atmosphère, condamné à éprouver son propre effritement, jour après jour, dans l’indifférence générale. Risible métatarsien qu’éclairerait parfois la funeste lune d’un éclat sentencieux.
Il n’y aurait plus alors matière à aucun rêve ou forme d’espérance.

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