jeudi 17 octobre 2013

Dans la subéraie, un combattant

Le rouge dans l’obscurité émet une vibration caverneuse.
Tout de suite, en roulant de sous la bâche du camion vers le lit caillouteux du chemin, il a entendu l’étrangeté du paysage.
À demi-assommé par sa chute, il a fixé un instant des yeux cet inframonde et distingué à la pointe de la lune l’immensité du maillage sombre et dense des branches, soutenu par d’innombrables colonnes rouges.
Rouges et bourdonnantes.
Au matin diaphane, le grondement de rivière souterraine de la subéraie s’est tu, étouffé par la lumière et la rumeur d’invisibles animaux.














La forêt couvre les collines sur des kilomètres. Si cet éloignement le protège, la distance n’est rien comparée à la durée qui maintenant le sépare de son combat et des siens.
Il palpe, scrute, renifle la terre, la trace d’un lièvre, les broussailles d’arbousier et de myrte. À tâtons apprivoise l’inframonde où se tapir. Il est là pour longtemps, des jours, des semaines, pour tout le temps qu’il faudra.  Il restera jusqu’à l’oubli, jusqu’au signal de la dernière bataille, à fourbir en silence sa volonté et son arme, à maintenir droite et pure l’idée qui l’a menée là.
Baignés des nuées argentées de l’aube, les écorchés.
Les longs troncs à vif des chênes lièges, rouges.
Par-delà leur armée en haillons, les villages phosphorescents halètent sous les guerres fratricides.
Combien de morts depuis hier soir ?
Ne pas y penser et patienter. Ouvrir en soi un espace de quiétude. Attendre le bon moment pour revenir à la lutte.
D’abord, trouver une source, aménager un refuge de fortune. Attendre. Composer avec sa solitude et celle du paysage où seuls s’abritent les cigognes noires et les lynx.
Personne ne vit dans la subéraie ni même ne s’y aventure. Personne avant des mois, quand ils reviendront, la hache sur l’épaule, pour lever liège. Alors il sortira de son terrier de poussière et de pierraille, se mêlera à eux. Méconnaissable. Chevelu, sale et muet, la langue morte dans sa bouche de n’avoir pas parlé de plusieurs saisons. Il descendra avec eux dans la vallée, déposera au village sa moisson d’écorce, comme l’un d’entre eux. Jusque-là, il ne saura rien des combats et peut-être qu’il apprendra alors que l’ennemi a triomphé, a ruiné sa maison, décimé ses camarades et séduit sa femme. L’idée qui l’a mené là lui aura tout pris.
Peut-être, mais il n’y pense pas. Ce n’est pas l’heure encore, il n’est qu’au premier jour de sa clandestinité. Tout l’étonne et l’effraie et l’endurcit.
Du sud semble venir le grésillement lointain d’un incendie que le rempart des chênes lièges contiendra. Le vent se lève comme une houle et porte la mélopée des troncs saignants. Ce n’est plus le bourdonnement nocturne mais une plainte qui fait se cabrer le ciel.
Il s’accroupit. S’adosse aux craquelures de l’écorce du jeune chêne qu’on n’a pas encore démasclé. À ses pieds, son arme et quelques baies orangées. Il écoute. Il attend.
Aux battements de son cœur, à la faim qui monte, aux troncs rouges et lisses comme un silex, il aiguise l’idée qui l’a mené là. 

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