mercredi 2 octobre 2013

La marche du sans-le-sou

Je marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant.
Ma vie s’était réduite à cette seule activité.
Un effroi de funambule me maintenait éveillé.
Quand on n’a pas un sou en poche, on marche, on marche exclusivement et totalement. Il faut être sage ou indigent pour accéder aux abyssales dimensions  de la marche, on y vient et en jouit toutefois différemment selon que l’on est l’un ou l’autre.
Le sans-le-sou à vrai dire n’a pas d’alternative. Que faire d’autre ?
Pas de choix en grisant préambule de mon expérience, aucune quête spirituelle ou promesse d’extase.
Durant des mois, le plus fatalement et prosaïquement du monde, j’ai expérimenté le labyrinthe de la ville, prolifération de rues équivalentes qui si elles tracent différents chemins ne mènent jamais nulle part.
Dans ces rues absurdes, j’avançais d’un pas qu’on eût pu qualifier de nonchalant et presque aristocratique, sauf la chaussure éculée et la mine affligée.
Le sans-le-sou qui dispose de temps à revendre s’applique à prolonger toute distraction pour l’occuper. Je marchais lentement.
Devant moi, la rue s’étirait et oscillait comme un élastique.
En guise de filet de sécurité, le sans-le-sou se fixe parfois un motif, une destination. En réalité, il n’y a ni but ni sens. Il ne se rend pas quelque part. Le pèlerinage n’est pas son affaire.
Ainsi, je ne m’offusquais d’aucun éreintant détour ou impasse, ne renâclais jamais devant un passage hideux ou une avenue sans saveur. Je ne craignais pas d’être retardé et je me moquais du paysage. S’il m’est arrivé de m’émerveiller de la diversité qu’offre une placette à la lumière variable des caprices de la météo ou des heures du jour, ce n’est qu’incidemment. Je n’étais pas en randonnée.
La marche du sans-le-sou supporte aisément la pause – loin de toute performance sportive – et même le repos, allongé sur un banc, une pelouse ou un coin de trottoir.
Elle est laborieuse et précautionneuse. La chute n’est jamais loin.
Quand on n’a rien en poche, on n’a souvent rien dans le ventre ; il faut y aller mollo au risque d’un étourdissement.
La faim, corollaire fréquent de la marche, quoique douloureuse recèle un surprenant potentiel psychédélique. L’accès délirant guette le marcheur sans-le-sou.
Soudain, les secondes bourdonnaient, les couleurs fondaient sur moi, les odeurs troublaient mon sang, les perceptions s’affolaient le long de mes nerfs et mon cerveau se mettait à produire des substances dont j’ignore le nom mais capables de générer des fantasmes d’une violence inouïe.
Je jure qu’il y avait là-dedans quelque chose du trip sauf que ce dernier, bref par principe, s’arrête alors que la marche du sans-le-sou…
Sans début ni fin, elle ne vient pas rompre le cours trépidant et monotone de l’existence. Voilà qui, avec radicalité, la différencie de la promenade.
Je marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant. Je marchai le jour et la nuit indifféremment. L’épuisement m’accompagnait et se récompensait de quelques heures d’un sommeil de brute.
Le marcheur écope d’une liberté si vaste qu’elle s’égare et devient folle. Aucune règle ne s’impose à lui, il ne subit pas les contraintes habituelles, il n’a ni rendez-vous ni montre, il  n’a de compte à rendre à aucun employeur ni parent, il n’en a pas ou les a perdus depuis longtemps. Il n’a pas d’amis, ils se sont volatilisés avec les derniers billets.
Il lui arrive de faire des rencontres où chacun se joue en héros et puis s’en va à la fois rasséréné et désespéré par ce semblant d’existence et de fraternité.
La solitude du marcheur est aussi inimaginable qu’indicible.
De pauvres mots sortent de ma bouche aujourd’hui que la marche s’est arrêtée pour moi.
Impuissants à la restituer. Ce que j’ai écrit ne dit rien. Et je doute de la réalité de ce que j’ai vécu.
En d’heureusement rares et fugitives occasions, je sais pourtant avec certitude.
Subites réminiscences, rêves glauques, désordres nerveux au fumet d’une boulangerie, au carrefour d’un interminable boulevard.
Mais surtout lorsque ma route croise celle d’un marcheur. Car je les reconnais sans la moindre hésitation sous leurs masques nombreux et m’en détourne en tremblant. Je sais alors avec certitude. Je sais que j’ai marché.

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