mercredi 20 novembre 2013

Infidélités


-          Et tu en as eu combien ?
-          74.
    Le nombre sort en chiffres pas en lettres. Il claque.
    Aussitôt, il a un peu honte de son exactitude de comptable. Son ami d’enfance reste bouche bée. Il fait  « Ah ouais, quand même. ».  L’ami d’enfance est impressionné, favorablement ou non c’est difficile à déterminer. « Ah ouais, quand même », comme un médecin qui s’incline devant les symptômes d’une maladie, comme le supporter saluant la performance du sportif.
    74 épisodes  infidèles depuis qu’il en emménagé à  Bordeaux. Pas 74 femmes, 46 seulement mais il se retient d’apporter cette précision. L’envie qu’il lui semble déceler chez son interlocuteur l’en dissuade et le requinque. Il ne lui dira pas à quel point il s’ennuie.
    L’ami d’enfance l’a sans doute toujours jalousé pour son audace. C’est lui qui invariablement les entraînait. Quatre cent coups pour s’amuser, pour empoigner la vie. Ses infidélités d’aujourd’hui, c’est un peu comme leurs méfaits d’enfant.
-          Voler des pêches, tu te souviens ?
    Oh oui, cette année-là, les jours, les nuits, brûlants. Deux garçons désœuvrés dans l’été intenable. S’aventurer au bout du village, passer par-dessus la barrière du verger le cœur battant. Frapper les branches avec des épées en plastique pour faire tomber les fruits. Le jus des pêches qui coule sur le menton, le cou. Puis, surgi d’entre les arbres, précédé d’un juron et de son fusil, le fermier. Abandonner les fruits, courir, s’égratigner au talus de ronces. Courir encore. La route interminable et le goudron qui colle aux semelles. S’arrêter à bout de souffle. Vomir sous le soleil éclatant. Des bêtises d’enfant.
    Ils rient à ce souvenir. Ils trinquent aux insouciants méfaits. Les premiers beaux jours sont arrivés. La terrasse est en plein soleil. Ils ont pris des cafés frappés et les glaçons tintent joyeusement. Ouais, voler des pêches…
-          Et Marie ? demande l’ami
-          C’est une femme intelligente.
-          Tu veux dire qu’elle ne dit rien ?!
 
   Il fixe son portable qui ne sonne pas. L’infidélité à venir se fait attendre. La dernière remonte à la semaine précédente, une femme qu’il voit à l’occasion depuis deux ans. La prochaine peut-être bien cette stagiaire dont il espère le coup de fil.
    On ne sait quand ni comment. On appelle ça des aventures, le mot est bien trouvé. Un motif sur le drap blanc déroulé devant soi. Un relief d’adrénaline. C’est ça qui compte, l’imprévu, le fugitif, l’irruption de quelque chose en plus, la griserie d’une variation un peu bravache, avec bien sûr l’accélération du temps, du sang, qui accompagne l’entreprise.
    Brusquement, le désir et tout se précipite. On laisse en plan ce qui vous occupe, on court vers l’hôtel, on pousse la porte hors d’haleine, hors de soi, on arrache des vêtements, on renonce aux phrases et au matelas, quelques mots et l’appui du mur suffisent, on se rhabille à la hâte dans l’ascenseur, en sueur et tout ébouriffé de l’intérieur. On a l’impression d’avoir réalisé quelque chose d’important, proportionnel à l’urgence supposée. Autour de soi les autres ne savent rien, ne vivent rien. On rentre en craignant d’être reconnu par un collègue, un ami, l’excitation crépite encore un peu jusqu’à ce que l’on se sente totalement vidé. On se repose alors dans l’absence d’envie jusqu’à ce qu’on s’y sente inconfortable et fasse jaillir à grands coups de soufflet l’étincelle qui annonce une nouvelle aventure.
    Évidement avec un soupçon de lucidité ou de recul, avec le temps, la répétition du motif, on s’ennuie jusque dans le désir.
    L’ami d’enfance s’attarde, pensif : 74. Ça lui paraît peut-être un peu exagéré. Toujours à faire son intéressant comme quand il était enfant, voler des pêches et vomir ensuite. Combien de fois dans l’été désœuvré a-t-il resauté la barrière pour récolter sa petite moisson de plaisir et de peur ? L’ami n’y est pas retourné au verger : des pêches, mon Dieu, il y en avait plein les compotiers.
-          Et toi ?
-          Et moi ? Tu veux dire combien ?
    De ce côté-là, l’ami d’enfance n’a rien de captivant à raconter. Il précise qu’il va bien et ça a l’air vrai. Il est bien portant et souriant. L’ami aime son travail, sa femme, ses enfants, sa vie.
    Une mer d’huile.
    Ses infidélités à lui : coups d’épée en plastique dans une mer d’huile. Car il n’est pas dupe de ses échappées, il sait bien l’illusion du frisson qu’il se donne, pourtant que faire d’autre ?
74. Mais 21 ou 8 ce serait pareil, le nombre est indifférent, ça finit en routine et il y a là autant de servitude et de lassitude que dans un emploi de bureau.
    Le téléphone refuse de sonner. Il le secoue et en vérifie le fonctionnement tout en continuant à converser. Le soleil se réverbère sur la terrasse, ils ont retiré leur veste. On va vers l’été. Ils passent un bon moment. Toujours avec l’ami d’enfance, le temps passé est agréable pourtant la morosité s’installe comme une légère nausée. Il espérait autre chose. Il se sent triste et déçu, parce que la 75ème tarde, parce que son ami ne le juge pas, ne le plaint pas, ne l’envie pas. Quoi d’autre ?
     La sonnerie retentit enfin. Il bondit au refrain de Satisfaction des Rolling Stones. L’ironie du signal n’échappe pas à l’ami qui ne peut réfréner un gloussement. La stagiaire ! Il confirme que c’est bien elle. Il regarde sa montre.  Il a encore le temps avant le dîner. Il marmonne une excuse, jette un billet sur la table et adresse à son camarade un clin d’œil d’une lubricité surjouée.
    L’ami le regarde s’éloigner d’un pas vif. Impressionné, favorablement ou non. Il le voit presser l’allure, à travers la foule, il court presque. Il court, ça y est. Le soleil le poursuit à l’angle de la rue. Il plonge vers l’avenue. Il le perd de vue.
    La barrière les pêches le jus sur le menton le cou la course les ronces le souffle court vomir le soleil.
    L’ami d’enfance demande au serveur de débarrasser les verres qui n’ont pas été finis. Marie le rejoint à sa table. Une femme intelligente, et belle, désirable vraiment. Elle s’assoit et soupire d’aise en retirant son gilet, l’air est si doux.
-          Il vient de partir, un coup de fil. On a une petite heure devant nous.

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