jeudi 16 janvier 2014

Des chaussons de danse


Après qu’elle a quitté l’appartement, il se lève et trébuche contre le sac abandonné sur le plancher.
En heurtant le chambranle de la porte, il s’ouvre l’arcade sourcilière et, étourdi par le choc, doit s’accroupir. Le sang goûte sur le plancher. L’aube incertaine baigne la pièce de lueurs marines. Le sang coule jusqu’à ses lèvres. Le sang est sucré, l’air salé. C’est un matin à nul autre pareil.
Dans le sac à ses pieds, il découvre : une serviette éponge, des chouchous, une bouteille d’eau, du talc et les chaussons de danse. Ah ! quelle douleur exquise embrasse sa tempe, qu’il est bon de trébucher au lever sur un sac abandonné !
L’aube se défroisse sans bruit et laisse entendre le silence de l’appartement tout murmurant des secrets de la nuit, des promesses du jour. C’est un silence très particulier, totalement inédit même, un silence qui ne se fait pas entendre souvent dans une vie.
Il mesure sa chance. Car c’est évident, car il n’est point question de hasard ou de négligence, sûrement pas !
Une fille comme elle n’oublie pas sans raison ses chaussons de danse. Elle reviendra. Elle reviendra dès ce soir. Elle saisira le prétexte des chaussons. 
Et comme elle reviendra, son cœur se met à flotter dans sa poitrine comme un petit ballon de baudruche.
Il esquisse une danse de Sioux, il sautille, tambourine et mouline, renverse la table et casse une statuette, tant pis ! Son exubérance le fait rire, il ne sait que faire de son énergie de titan. Il n’éprouve aucune fatigue malgré l’absence de sommeil, il a même rarement été aussi en forme et la douleur à l’œil, décidément violente, est un aiguillon délicieux.
Le ravissement fouette son âme, gonfle le jour qui point et les toits s’élèvent bombés et frémissants comme le tissu d’une montgolfière.
Sous la douche, le voilà qui s’émerveille des bienfaits de l’eau chaude sur la peau, de posséder un bel appartement doté d’une salle de bains spacieuse –les danseuses, assurément, aiment les salles de bains spacieuses -, de vivre dans cette ville, dans ce monde-là, aujourd’hui, de vivre tout court. Dans le miroir, il se trouve plein de noblesse et de charme, et son œil malgré la paupière tuméfiée pétille.
Les chaussons de danse ont restauré sa majesté primordiale. Avec eux, un trône lui est rendu, le monde récalcitrant s’ouvre d’une pression des doigts et s’offre comme un fruit juste mûr.
Il a beau se répéter que c’est idiot – et c’est idiot, il le sait -, son cynisme ne résiste pas aux arabesques d’une fille.
Elle a oublié ses chaussons de danse et reviendra dès ce soir.
Oh, pour n’importe qui c’est juste une fille brune, de physionomie plaisante et d’agréable compagnie. Une jolie fille tout de même, sympa, mais sans plus.
Toutefois il n’est pas n’importe qui, et la chevelure sombre de la jolie fille brune est une nuit prodigieuse, sa voix module des notes inouïes, ses mots avec volupté le transpercent de part en part, le martèlement de ses pas insoumis est le bruit même de la vie, un battement de cœur.
Et cette fossette sur sa joue ! Pas la joue gauche, uniquement la droite. Quelque chose d’irrésistible, une merveille ! Elle a la même sur la fesse et ça n’importe qui l’ignore. Ça, ça lui est destiné à lui seul. C’est idiot, bien sûr. Il le sait. C’est idiot.
Elle a oublié ses chaussons de danse. Un cri lui échappe. Par la fenêtre qu’il ouvre en grand, il fait beau ! Imaginez ça, alors qu’une brume poisseuse recouvrait la ville depuis plus de deux semaines.
Il tient les chaussons contre lui, il va peut-être les emporter au bureau.
Ils sont soyeux, usés au bout, mais pas rugueux, pelucheux à la pointe comme duvet d’oisillon. Il les caresse, il les renifle, les serre sur son cœur.
Sa danseuse a oublié ses chaussons. Il joue avec les  rubans de satin, les attache ensemble et arrange en écharpe les chaussons autour de son cou.
Son cœur flotte dans sa poitrine comme un petit ballon de baudruche.
On l’aura compris, il est amoureux.

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