jeudi 30 janvier 2014

Le bouseux


Face contre terre. Il est couché dans l’herbe. À ses pieds, le vert plus tendre des pousses de scarole, le vert plus sombre des fanes de radis.
C’est un enfant, un petit garçon de la cité, qui en premier le remarque. À cette heure matinale, le coin est désert et les travailleurs, pour ne pas crotter leurs souliers, empruntent le passage cimenté plutôt que le chemin de la parcelle.
L’enfant voit l’homme endormi, face contre terre. Il le reconnaît à ses vêtements de toile épaisse, au fouillis cendré de sa chevelure. C’est le bouseux. Il l’a souvent croisé, arrosoir et serfouette à la main,  soignant cet extravagant petit carré de terre assiégé par les tours.
Ses pieds sont nus dans les pousses de jeune scarole, les fanes de radis. L’enfant s’arrête et le regarde, saisi par l’étrangeté de cette sieste. Brutalement il comprend et la peur explose dans son ventre comme un champignon nucléaire. Il comprend à cause des pieds nus, des cheveux de cendre collés sur la nuque par une boue rougeâtre, à cause de l’angle impossible des jambes par rapport au bassin. Au même instant, des hauteurs de la cité, un cri noir retentit. L’enfant lève les yeux et voit le cri. Pas un lugubre corbeau mais une minuscule silhouette éperdue à un balcon du douzième étage, celui de l’homme endormi.
En contrebas, un bref attroupement se forme à la lisière du jardin. Derrière l’enfant, on murmure : le bouseux ! le bouseux !? Il voudrait dire oui, c’est lui, mais aucun son ne sort de sa bouche, il voudrait laisser les adultes s’occuper de sa macabre découverte mais ses muscles ne répondent pas. Le bouseux, chuchotent-ils, une pointe de dégoût et de remords mêlés dans la voix. C’est ce qu’ils étaient tous il y a quelques années encore, des  bouseux, avec leur dos courbé vers la terre et leurs ongles sales, avant que la ville gagne les vertes collines et dresse ses interminables tours.
Le paysage et son village ont disparu. Il n’est plus resté que cet îlot défendu par un vieillard têtu, armé de choux frisés et de framboises improbables.
Autour du potager, la nuée se dissipe et l’enfant désenvoûté file à toutes jambes dans le sillage des quelques curieux qui se pressent maintenant vers la gare. Une bourrasque de silence finit de balayer le petit jardin incongru.
Face contre terre, il repose les pieds nus dans le vert tendre des pousses de scarole, celui plus sombre des fanes de radis. Des volées de moineaux surgissent de nulle part, des maigres buissons et de l’horizon invisible, crèvent la brume jaune qui jamais ne se dissipe aux cimes des tours. Ils convergent d’un coup d’aile résolu vers l’homme endormi et se posent délicatement dans le potager. Durant quelques minutes irréelles, ils demeurent en cercle autour de lui, immobiles et muets, comme une assemblée funèbre.
Puis, dans un soudain désordre de piaillements, les oiseaux que le bouseux avait si souvent chassés commencent à picorer les derniers semis.

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