Les maisons m’indiffèrent, c’est ce que
j’ai longtemps pensé. Des décennies à déménager sans états d’âme, à habiter des
petits meublés, des hôtels. Le lieu est insignifiant. Neutre ou presque, à
peine si je reconnaissais l’impact d’une naissance à Bangkok ou à Castres. Un
homme est un homme. Ainsi avançais-je sur mon chemin, tous les chemins du
monde, à la rencontre d’autres comme moi, pas des lieux ni des maisons mais d’autres
humains qui seuls importent à mes yeux. Traquant la ressemblance pas la
singularité, la ressemblance malgré tout. En dépit des paysages.
Les maisons
m’indifférent, elles sont un point sur une carte, quatre murs. Je sais que pour
beaucoup d’entre nous c’est toute une histoire, une vie, un refuge, une étape, une
époque de malheur, le cœur du bonheur ; pour moi, rien du tout, c’est rien
du tout. Voilà ce que j’ai longtemps pensé,
jusqu’à ce que les routes sur lesquelles mon métier me jette me mènent quelque part
au nord, dans cette région sinistre et poignante que j’avais oublié si bien
connaître. Ça a commencé avec des difficultés
respiratoires – la pollution sans doute, les pollens peut-être –, des insomnies – trop de café dans la journée,
de Jenlain au coucher –, des nausées et des vertiges – je vérifie ma tension,
normale, à chaque pharmacie croisée, c’est donc plus grave ! –, et
puis le cœur qui bat – le sentir battre – soudainement qui s’emballe, et la vue
qui se fausse – problèmes de focales, d’exposition, c’est le ciel si bas d’ici,
d’un gris si éblouissant. Les maisons m’indifférent, elles ne sont rien du
tout, c’est ce dont j’étais convaincu jusqu’à ce qu’avec mon appareil photo en
éclaireur j’entre dans Escaudain. Alors des larmes me sont venues et je me suis
souvenu de la maison de briques rouges, celle-là même aimée d’un amour tellement
puissant et pur qu’il m’a interdit de céder à toute autre.
Modeste construction, logement ouvrier
sans cachet particulier, semblable à des dizaines d’autres enfilées comme des
perles le long de la nationale. Ma maison. Les briques rouges, qui respirent,
qui murmurent, laborieuses et poreuses. Leur odeur de charbon mouillé et de
folle espérance. Je me souviens. Des secrets, des rêves d’aventures, des trains
qui passaient au bout du jardin et crevaient la nuit vers l’ailleurs. Briques
rouges une à une, la maison, pas à pas, le lieu de l’exil, de l’inconsolable
déracinement, de l’herbier aux fleurs de Mazurie caché sous l’oreiller. Sur le
pas de la porte, les conversations ânonnées avec les nouveaux copains venus de
partout vers l’eldorado de briques rouges, les frustrations d’une langue mal
apprise, toute de traviole, poétique ou honteuse. Elle était minuscule cette
maison et si pleine de recoins mystérieux, de placards poussiéreux où j’ai
laissé – ça me revient – des petites voitures, une photo de mon grand-père et
sous le carrelage fendu mes plus beaux calots. Je revois tout. Sur la toile
cirée, au fond de l’assiette la gelée du potch’ qui fond à la chaleur du néon
et mes larmes qui coulent sur Caroline amoureuse de mon frère aîné. La petite
maison de briques rouges tellement tendres et friables, une maison d’enfant,
une maison pour rire, comme une cabane de branches qui laissent filtrer le
brouillard matinal et les aigreurs doucereuses de betterave cuite, les
engueulades des voisins et leurs chansons à tue-tête pour le courage. Et là, la
petite pièce dévolue à la lessive et à la cuisine où maman trimait en priant
tous les saints, et se croyant seule à l’heure du café, lisait l’avenir dans la
cire fondue. C’est la maison où je suis né, où je suis né petit garçon tout
neuf de six ans, à l’aube d’une vie nouvelle, où je suis devenu Lucas, avec un
s à la fin et un
c au milieu. Nous n’avons vécu ici qu’un an et demi. Ce n’est rien.
L’année du départ et de l’arrivée en France, où on était tellement seuls et
encore tous ensemble. La maison de briques rouges où j’ai compris d’où je
venais et qui j’étais, où j’ai su tout ce que je sais aujourd’hui. La fenêtre
de la chambre des enfants à laquelle je rêvais, me demandant qui pouvait bien se
cacher après le paysage de terre lourde et ses îlots de briques rouges. Cette énigme
qui m’a fait photographe et décidé de mon destin. Maison d’Escaudain qui m’a
tenu dans sa main comme on est dans la main de Dieu, effrayé et confiant. Une
petite année, il y a si longtemps, et revenir là, aujourd’hui, pour voir toute ma vie gisant dans les
gravats informes et les brisures de briques rouges que la pluie transforme en
boue et emporte, caracolant sur la fière nationale, vers la terre lourde et
rêveuse.
Ma maison dont il ne reste rien et qui me
revient. Mon cœur bat doucement – le sentir battre – sous le ciel d’un gris éblouissant.
Maison qui n’est maison que pour moi, qui est ma singularité, je l’avais oublié
et mon cœur devait avoir pitié de moi pour conduire jusqu’ici mes pas, me
ramener à Escaudain.
Les maisons sont des cœurs de briques
rouges disparus dont je photographie, échappée des ruines, l’âme tendre et
poreuse… mon cœur de briques rouges pour toujours.
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