lundi 15 décembre 2014

Créatures invisibles et objets doués de vie


J’étais un enfant, je vivais avec mes frères et mes parents en lisière d’une petite ville de banlieue, dans une modeste maison environnée de campagne, champs à perte de vue et forêt touffue, derrière une inextricable haie de thuyas où s’attardait la rosée et proliféraient les araignées. 
J’étais un enfant, je vivais dans une dimension plus vaste que la simple réalité de ma famille, de l’école, de la haie de thuyas, entouré de créatures invisibles et d’objets doués de vie. Aussi loin que je me souvienne, j’entrais en communication avec tout ce qui peuplait le monde. J’assistais depuis la terrasse aux conciliabules des moineaux sur la meilleure façon de berner le chat des voisins, la pluie frappant les carreaux de ma chambre m’envoyait des messages cryptés, le fauteuil râpé sur lequel je livrais des batailles de figurines m’alertais toujours au retour de mon père de son humeur, d’un massif de graminées le long du chemin s’échappait un ensorcelant bouquet de voix de fillettes… Tout vivait, bruissait constamment et le plus simplement qui soit.
Un jour, au fond de la remise abandonnée, dans les rayons lumineux d’un tourbillon de poussière, le temps d’une vibration de l’air, m’apparut même un ange, un vrai, sans ailes mais doté de l’intensité de présence propre aux êtres de cette nature. J’en fus saisi, sapristi un ange ! puis transporté mais pas effrayé. Une enfance pétrie de catéchisme et de vieux contes où le surnaturel règne en maître et des dispositions naturelles m’avaient déjà rendu familiers les esprits de toutes sortes.
Ce monde de mystère trouble et envoûtant qui m’enveloppait n’était d’ailleurs pas malveillant ni véritablement inquiétant que par esprit de farce et les surprises aussi ahurissantes fussent-elles ne me surprenaient pas, j’étais à un âge où tout est première fois, neuf, intrigant et incompréhensible. Le mystère, tout comme l’extraordinaire, m’était chose absolument normale.
Souvent solitaire dans ce monde surpeuplé, il m’arrivait d’épier les enfants plus âgés et les adultes qui se livraient à des cérémonies étranges et des rituels fascinants dont le sens m’échappait. J’étais exclu de leurs manœuvres et ils me renvoyaient d’un « Va jouer ailleurs » plein de dédain. Ils faisaient des secrets de rien. Pourquoi vouloir me cacher quelque chose à moi qui voyais bien plus qu’eux ? Lorsque j’eus atteint l’âge de comprendre ce qui se jouait entre ces grandes personnes je fus fort dépité, aucune trace de magie dans cette vraie vie tant attendue. Je regrettai alors d’avoir grandi si vite et me réfugiai dans le grenier où je tentai de ressusciter les fantasmagories de mon enfance. Ce temps ignorant de lui-même où dans ce même grenier encombré, je me racontais des histoires à voix basse, guettant pendant des heures la survenue des esprits cachés dans les malles. L’une d’entre elles finissait parfois par s’ouvrir et laissait échapper une forme vague, un rayonnement spectral au bleuissement délavé. L’apparition durait quelques secondes et me laissait plein de frissons. Une sensation aiguë de puissance s’emparait de moi : j’étais capable d’établir des connexions avec l’infinité des entités inconnues. Toutes les portes pouvaient encore être ouvertes. En plein mystère, ai-je jamais été plus proche de la vérité ?
Le monde d’alors, aux frontières perméables entre réel et imaginaire, était en tout cas aussi plein qu’il est aujourd’hui truffé de vides.
Voilà bien longtemps que je n’ai plus conversé avec un châtaignier ni vu d’ange.
Rescapé du plus banal des naufrages, mon monde ne se peuple plus que des images de l’écran de mon iPhone et des injonctions de la plus triviale nécessité.



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