mercredi 2 mars 2011

Torch 2013


Il a un chien. L'animal s'appelle Torch. Longtemps, il a considéré que posséder un chien était un truc de mémère ou de paumé. Il ne voit plus les choses de la même façon. La pensée s'adapte au contexte. Ça n'a rien à voir avec la vérité.

Donc, il a un chien : Torch. Un bâtard de la pire espèce qui n'a pas son pareil pour repérer un animal à l'agonie pris dans le piège d'un braconnier.
Il a été heureusement surpris de ça : le braconnage n'est pas une pratique moyenâgeuse, pas plus que la biffe ou le troc.

Il habite à proximité du générateur électrique. L'air vibre et crépite, jour et nuit. Il couche dans un Van abandonné dans la forêt, à l'abri de la ville et en retrait de la route. C'est sa résidence principale. Les mois d'été, une cabane au bord de la rivière lui sert de villégiature.
Dans ces conditions, il n'y a guère plus que le corps qui fasse foi. Il fait chaud, froid, faim ou soif. Tous les matins, il renouvelle à la nécessité son serment d'allégeance. Jamais il n'avait imaginé bien sûr se retrouver là.

À part vivre, il ne fait pas grand-chose de ses journées. Quelques poignées de mois auparavant, cet état de fait aurait eu une saveur létale. En réalité, le pas grand-chose de ses journées se compose de milliers d'impératifs et de gestes, de pensées et de battements de cœur. L'être tout entier s'adapte à cette forme d'immobilité endurante. C'est différent d'avant. Voilà tout.

La forêt et les abords de la ville ne sont pas déserts. En dépit des apparences, ce n'est pas nulle part et il ne s'y passe pas "rien". Il n'y est pas seul.
Le début a été difficile. Dans cette difficulté, oui, il a été seul. Ce qui s'est passé est d'une consternante banalité, un écho au "Ça peut arriver à tout le monde" auquel on ne croit pas vraiment. Il est inutile de dérouler ces péripéties. Il était sur orbite, il ne l'est plus.

Au cœur de la ville devenue hostile, puis réfugié à sa périphérie, il a découvert qu'il ne savait rien faire.
Son intelligence s'est avérée inopérante tout comme les savoirs accumulés et l'ardeur de sa jeunesse. Il ne connaissait rien de la survie en milieu naturel. De la survie tout court.
Il a appris, il a fait des rencontres, recommencé à avoir une vie et l'idée d'un lendemain. Il se félicite d'accepter peu à peu d'être simplement un être humain, c'est moins facile que ça en a l'air.

Dans le Van, il conserve quelques reliques. Les clefs de son ancien appartement, son mobile, son ordinateur portable, ses cartes bancaires. Il ne les sort jamais de sous le matelas. Il ne nourrit pas de nostalgie. Il garde ces objets pour mémoire, pour preuve non d'une quelconque splendeur mais d'un chemin parcouru. Quand, presque par inadvertance, il pense aux reliques, il se réjouit d'être capable de vivre des vies si différentes les unes des autres et s'il lui reste de l'alcool, il boit une bonne rasade.

Il n'est pas malheureux.
Tu n'es jamais ni content ni mécontent, déplorait sa mère. Elle lui prédisait un avenir fait de trains pris en marche, juste pour l'ivresse. Elle est bien la seule à avoir pressenti sa chute. Un méchant roulé-boulé dans les herbes du fossé.
Quelques os ressoudés plus tard, il a récupéré, il se sent prêt pour un autre train, un dont il n'a même pas idée et qui ne serait pas juste pour l'ivresse.

Il court. Les ronces s'agrippent à ses chevilles, les branches griffent son visage. Il court. Saute par-dessus un taillis, dégringole une ravine. À travers les arbres, le soleil coule jusqu'à ses épaules en une tendre poussée de la main. L'air le grise, gonflé de poussière scintillante, de drageons nouvellement éclos, de la rumeur de la ville qu'on avale d'une seule goulée. Il court derrière Torch qui a flairé un lièvre pris dans un collet.

Il fait doux et faim. Le printemps est là. C'est sa saison préférée.

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