mardi 8 mars 2011

Paranoiac testament

À la disparition de Paule, retrouvée morte dans la porcherie, on fit dans la ferme à l'abandon une découverte stupéfiante : les mots gravés dans le plancher par son frère vingt ans auparavant.


Je ferme les yeux. Le crépitement du jaune aussitôt rougeoie et contamine l'horizon. Arbustes, broussailles, herbes folles se tordent, s'élèvent en serpentins de cendres. La terre se convulse sous leurs radicelles incandescentes.
J'entends gémir les premiers arbres de la forêt. L'écorce se fend. Craque. Lamelles de peau rouge et noire se recroquevillent sur la chair nue du bois. D'un arbre à l'autre, la forêt entière torchère. Remonte le long de mes jambes... le feu.

Coups réguliers, coups forcenés de mon frère sur le plancher de la chambre. Trou à la chignole dans les lattes de chêne. Sillons à la gouge creusés d'un trou à l'autre. La lettre se forme à la sueur de mon frère.

La chambre n'est pas une chambre. Avant, nous dormions tous à l'étage, dans des lits. Maintenant je couche sur le sol du couloir, ma mère sous l'escalier et mon frère, enfermé dans la pièce vide à côté.

Je me berce en fredonnant. Les paroles des chansons éloignent les fluides funestes. Je me réveille de rêves où mon frère n'est plus avec moi. Et je crie.
"Paule, Paule, Paule...", me murmure-t-il à travers la porte pour me rassurer. Mais il ne me rejoint plus.

On s'est relayé pour que le feu ne meure pas dans la cheminée et que maman se réchauffe. Le vétérinaire, venu pour le pus qui coulait des pis des bêtes, nous a dit : "Votre mère est morte depuis plusieurs jours". Jeannot a fait déguerpir le vétérinaire.
Maman, on lui a creusé un endroit sous l'escalier, très vite parce qu'ils sont toujours après nous, et Jeannot s'est installé dans la pièce voisine.

On ne laissera pas approcher les bouffeurs de cervelle, répétait mon frère. Le père Loustal non plus bien sûr, ni sa salope, ni les frères Camborde, ni toutes les hordes.
Un jour pourtant, ils sont venus. Trente gendarmes. Ordre du Procureur. Ordre d'interner Jeannot. Avec la carabine et les insultes crachées, il les a fait détaler. Moi je poussais des cris suraigus pour faire comme une lance aux mots de mon frère.

Ça a empiré quand ils ont installé l'antenne sur la colline voisine. Mirador électronique. Ondes griffues des malfaisants. Œil du Pape. Depuis, nous restons tapis derrière les volets fermés. Nous parlons à voix basse, à mots codés. Arme ton bras. Jeannot, ça bouge près du poulailler.

Mon frère frappe le plancher le jour et la nuit pareil. Reclus dans la chambre qu'il ne quitte même pas pour pisser. C'est moi qui tiens la carabine maintenant. T'inquiète pas, Jeannot !

Mon frère m'a appris. À tirer, à guetter, à détecter la manipulation mentale partout où est elle. Toute l'énergie de Jeannot va au plancher alors maintenant, c'est moi qui vérifie les pièges autour de la maison.
Quelquefois je m'enfonce dans la forêt pour leur montrer que je n'ai pas peur. Ils me regardent par les yeux des animaux. Je crie, je tire autour de moi. Ça marche. Ils mouftent pas. Sauf une fois, ils m'ont fait trébucher près du terrier de la renarde. Celle qui m'avait vue quand j'ai donné des coups de poing à mon ventre, celle qui était venue ensuite déterrer l'abjection sous les feuilles pour régaler ses petits.

Plus personne vient par ici. Ils n'osent pas. Ils n'osent plus.
Paule, tu peux dormir tranquille. Quand il prononçait "Paule", mon nom faisait comme une bulle autour de moi. Dors Paule. Alors je dormais. Pendant que mon frère faisait la forteresse.

De temps en temps, de la chambre, j'entends des cris qui font mal à entendre. Je vois par le trou de la serrure des chiffons trempés de rouge sale autour de ses mains.

Rentre pas, Paule ! J'obéis et je fais la soupe avec ce que je trouve. Bois au moins le bouillon Jeannot, je lui dis en glissant le bol. Mais il ne mange rien. Par l'entrebâillement de la porte, gravé dans le plancher, je lis "nous faire accuser en truquant postes écoute".

Je veille. Je ferme les yeux. La ferme est au centre du brasier. Je suis le centre du brasier. Le monde entier n'a que ce qu'il mérite. Terre noire et fumante, lavée à grandes flammes.

L'œil d'en haut sur la colline grésille et torture Jeannot. Cinquante-sept jours qu'il ne mange pas et qu'il tape. "c'est la religion qui a inventé un procès avec des machines électroniques". C'est crié pour toujours dans le plancher de la chambre.

Je me faufile dehors en rampant pour trouver les légumes qui poussent tout seuls vu qu'on ne cultive plus la terre, puis je vais compter les porcs encore vivants. Ensuite, je vérifie dans la grange qu'on ne nous a pas volé le tracteur qui rouille sous la poutre où, pendant que Jeannot était en Algérie, j'ai trouvé mon père au bout d'une corde à côté des jambons.
Je ne raconte pas dans l'ordre mais, mon père pendu c'est avant tout le reste, et après les coups qu'il nous a mis et j'en passe, après le temps lointain où Jeannot et moi on était comme des châtaignes dans une bogue, tranquilles et purs de leurs inventions maudites.

"nous tous sommes innocents", a écrit mon frère sur le plancher. C'est vrai !

Jeannot est si fatigué de dire et de savoir. Jeannot Sait à cause des voix dans sa tête mais lui n'a plus de voix, sa respiration l'étouffe, son souffle me chuchote "cache-toi Paule, cache-toi". Alors je me cache.

Plusieurs jours. Je ne sais pas combien.

Je me cache.

Longtemps.

J'entends plus taper.

J'entends plus taper.

J'entends plus taper.

Je ne sortirai plus de ma cachette.

Ils ont dit qu'il était mort d'inanition et ils l'ont pris. Ils ont pris mon frère. Ils m'ont pris Jeannot.

Je garde la carabine tout contre moi.
Je ferme les yeux. Je mets le feu.


Tout ce qui précède est fiction sauf... certaines choses, sauf À la disparition de Paule, retrouvée morte dans la porcherie, on fit dans la ferme à l'abandon une découverte stupéfiante : les mots gravés dans le plancher par son frère vingt ans auparavant.
Pour preuve, le plancher de Jeannot exposé rue Cabanis, devant l'hôpital Sainte-Anne, dans le XIVème arrondissement de Paris, après avoir été présenté dans divers musées comme œuvre d'art brut.

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