jeudi 20 septembre 2012

Calcinée


Comme les autres.
C’est sans doute de cette formule en creux dont on la qualifia le plus souvent au cours de son existence.
Elle s’était arrangée de ce jugement, s’y était abritée ou tout simplement reconnue.
A la première bouffée d’oxygène qui déchire les poumons, Alice déjà campait un nourrisson sans particularité. Comme les autres. Pas comme Gabriel qui était sacrement costaud, souviens-toi, ou Clara tellement éveillée et Paul si charmeur. 
Dès le premier cri, voilà, s’est inscrit : le cri est là mais c’est comme s’il ne voulait pas faire de bruit.
Ça commence tôt « comme les autres » puis ça vous colle à la peau et ça finit par vous ronger les os.
Mauvais sort, fatalité, implacable maillon de la spirale Adn, qu’y peut-on? Sans doute d’ailleurs n’est-il pas pertinent de vouloir y changer quelque chose. Pour mettre quoi à la place ?
Comme les autres. On peut y voir une légère déficience ou une chance, c’est selon, un handicap pour se hisser dans la communauté des hommes, un atout pour s‘y fondre.
Voilà la petite Alice. Une enfant sans problèmes, ni charmes ni défauts notables. Comme les autres. Quoique imperceptiblement en deçà. Si discrète, tellement réservée. Une petite fille passée à la gomme.
De ces enfants dont les institutrices oublient le nom, que rien ne distingue sur la photo de classe, qu’on ne remarque pas plus sur les bancs du catéchisme ou au sein de la tribu, nombreuse, des frères et sœurs.
Trop effacée, se déculpabilisait sa mère en constatant, sur le chemin du retour de la boulangerie, qu’elle n’avait pas comme ses frères et sœurs, qui l’avaient réclamé eux, de pain au chocolat.
Un excès de discrétion qui si l’on y prêtait attention, mais le propre de la discrétion est qu’elle n’attire pas l’attention justement, pouvait finir par mettre mal à l’aise.
Les ans n’ont rien changé, le regard a continué de glisser sur Alice sans jamais s’attarder.
Au défi d’en faire aujourd’hui le portrait, vous, moi, nous tous, proches ou moins proches, nous trouvons rapidement démunis par le peu d’éléments descriptifs qui viennent à l’esprit : taille et corpulence moyennes, cheveux plutôt châtains, les yeux on ne sait plus, polie, sans malice particulière, ni signes distinctifs, pas de cicatrice, de voix mélodieuse ou de fantaisie vestimentaire. Comme tout le monde, comme personne.
Et pourtant…
Pourtant si ardente.
Mais ça qui l’a su ? Mais ça qu’en a-t-elle fait ?
Quelques-uns l’ont entrevu un instant à peine. Ils ont été saisis de surprise puis d’effroi, ce feu si bien enfoui avait quelque chose de menaçant.
Mais ils furent rares, si rares à deviner que cela n’influa en rien : un vieux professeur de mathématiques qui insista pour connaître sa passion, « ne va que dans cette direction-là » lui conseilla-t-il mais elle n’y comprit rien ; une cousine de sa mère, celle qu’on disait un peu illuminée et qu’on ne crut pas bien sûr quand elle affirma qu’Alice possédait un tempérament exceptionnellement fervent qui lui causerait bien du tourment.
Alice secrètement ardente.
Toute sa vie.
Secrètement.
Pas par goût de la dissimulation ou du mensonge non, sans le faire exprès.
Toute une vie, à vivre dans un état de tension permanente autant qu’indécelable, dépourvue de nervosité ou d’agressivité. Une tension intrinsèque aussi naturelle que celle de la corde de l’arc.
Tendue vers. Devant, en haut, plus loin, plus haut.
Quelle exaltation, au plus profond, quelle énergie ! Ce désir infini ! Aller vers. Visions, embrasements, envols, sous la fade figure. Cette vie dont elle avait une faim sans limite, qu’elle imaginait aux dimensions d’un univers, milliards de constellations, d’inconnu, de jouissance, de puissance. Elle en avait du mal à respirer parfois, du mal à s’endormir toujours.
Tu étais insomniaque Alice, lui avait rappelé une sœur qui partageait sa chambre, tu ne dormais pas, tu faisais des cauchemars.
Oh non pas des cauchemars, des rêves !
Alice, une adolescente comme les autres encore une fois, pareille à la multitude des adolescentes avec les bêtises de l’âge mais sans excès, puis une jeune femme ordinaire qui quitte le nid, cherche du travail, en trouve et s’installe dans un studio avec un jeune homme plein de qualités mais qui ne le font toutefois pas sortir du lot, une femme qui passe dans la rue sans qu’on se retourne sur son passage, une voisine plutôt serviable, une collègue agréable, Alice, une femme comme tant d’autres, moyenne, plutôt réservée et toujours insomniaque.
Ardente, elle l’était encore ! Plus secrètement qu’avant comme si son être s’était fossilisé autour de la folle, de l’indécente ardeur. Ardente au fond de soi. Alice, calcinée de l’intérieur, déformée par la tension. Torsion vers.
Le feu qui consume, le souffle de ce brasier qui gronde, au–dedans, claquemuré. Fournaise du forgeron sans fer. Un feu qui ne veut ni s’éteindre ni embraser le monde.
Que s’est-il passé, que ne s’est-il pas passé ?
A l’approche de la quarantaine, elle le nommait ainsi : ce feu c’est le supplice de l’élan, à hurler. Elle l’avait même écrit dans un cahier où elle n’écrivit jamais rien d’autre.
Elan… Tendue vers.
Ardente malgré la vie qui ne donne pas une seconde de répit, qui abrutit, malgré les embûches, les glaciations, les cernes, les désenchantements.
Une ardeur devenue peut-être moins enthousiaste, un peu amère les derniers temps. Si seulement en perdant sa joie il avait pu perdre en intensité le feu !
Alice comme les autres, comme personne.
Elan toujours aussi brûlant.
Vainement.
Elan vers.
Peu à peu, élan vers le moins, le bas, vers une extinction, un avant même de la vie, un retour au magma informe.
Comme nous tous. Comme les autres.
Hier soir, Alice nous a quittés.
 

 

 

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