mercredi 24 octobre 2012

Ma mère à sa fenêtre


Elle se réfugiait dans sa chambre et n’en ressortait que deux ou trois heures plus tard, en tout cas bien plus que le temps nécessaire à un changement de robe ou un brushing.
Maman qui ne se montrait jamais sans être impeccablement apprêtée, si aimable et présentable.
Maman avait des absences.
De temps en temps, et cette année-là, presque tous les jours.
Je jouais dans le grand couloir. Je guettais sans en avoir l’air et l’entrevoyais furtivement par l’embrasure de la porte. Immobile des heures durant, elle semblait regarder par la fenêtre. La valse hypnotique des nuages, le vol aigu des martinets, la lumière fantasque entre les branches des peupliers. L’illusion d’une paisible contemplation durait le temps d’un battement de cils. D’un battement de cils seulement car son attitude ne recelait rien de joyeux ou de méditatif. Je me détournais, effrayé par la fixité de son regard. Je repartais sur la pointe des pieds, chose inhabituelle pour l’enfant bruyant que j’étais. Je percevais sans rien y comprendre l’inquiétante étrangeté de ce tableau.
Au silence troublant de ma mère je ne pouvais répondre qu’en feignant de n’en rien savoir. Je me pressais de gagner le jardin. J’allais courir autour de la maison essayant de battre mon précédent record, fuyant jusqu’à l’étourdissement la scène énigmatique qui se jouait à l’étage où ma mère n’avait probablement pas bougé, où sans doute malgré la fenêtre ouverte elle ne m’entendait pas, sinon elle se serait déjà précipitée pour me demander si j’avais pris mon goûter.
Pendant près de trente ans, à vrai dire, j’ai oublié ces événements de manière si parfaite que c’en est cliniquement exemplaire. Lorsque j’appelais le visage bien-aimé de ma mère ne surgissaient que des portraits brossés par d’autres et des images photographiques, je n’avais d’elle aucun souvenir propre.
La mémoire ne m’est revenue que récemment. Par bribes d’abord, chacune pareille à une menace, jusqu’à cette vision funeste de ma mère en sous-vêtements assise sur le lit face à la fenêtre.
Au même instant, j’ai eu la certitude que jamais je n’avais poussé la porte pour m’approcher d’elle, lui parler ou prendre sa main. Un enfant de six ans a-t-il l’intuition du pire ? Je devinais en tout cas que ce qui se tramait dans le silence et l’immobilité de la chambre dépassait un petit garçon déguisé en Superman. J’avais peur, elle me faisait peur. Ses mains posées mollement sur ses cuisses, abandonnées comme des gants, son air hagard, ses traits défaits, son teint de neige sale. Je n’évoquai ce terrifiant tableau avec personne ni mon père ni Sylvaine ou mes copains ni même, et c’est probablement le seul secret dont il n’ait pas été détenteur, mon ours Ben.
Les souvenirs m’ont acculé alors que j’entrais dans ma trente-septième année. Cela arriva durant les premiers mois de la maladie de mon père, laquelle me contraignit à prendre une sorte de relai. Alors qu’il perdait progressivement la mémoire, je la retrouvais. Malgré moi. Avec effroi. Je luttais contre l’afflux de réminiscences toutes plus dérangeantes les unes que les autres, me débattais avec ce dont j’avais eu l’intuition à six ans, le pire. Je levais le poing au ciel et, un jour, à deux centimètres du nez de mon père car, disait-il, nous savions tous que ça finirait ainsi, qu’elle avait déjà essayé plusieurs fois. Mon père enveloppa mon poing serré et me chuchota d’une voix qui s’épuisait maintenant à chaque phrase complète à prononcer : il est temps que tu deviennes un grand garçon maintenant.
J’avais au contraire l’impression de régresser, d’avoir de nouveau six ans et que j’allais devoir avancer péniblement vers mes trente-sept ans comme si le chemin fait jusqu’alors l’avait été pour de faux.
Aucun retour à l’oubli ni alternative n’étant possible, il m’a bien fallu affronter les absences de ma mère puis ce jour de février 82 où je ne suis pas arrivé jusqu’à la chambre.
Ce mercredi-là, j’avais joué aux super-héros tout l’après-midi avec des camarades de classe et à mon retour une agitation inhabituelle régnait dans la maison, annoncée dès le perron par des chuchotements et des exclamations étouffées. Dans le salon, complotaient notre médecin de famille et trois voisines dont l’adorable Sylvaine qui me servait à l’occasion de nounou. Quelqu’un malgré l’éclatant soleil d’hiver avait tiré les rideaux et allumé les plafonniers qui déversaient une lumière jaune et épaisse. Mon apparition les pétrifia aussitôt, figeant pour toujours cette scène comme un insecte dans la résine. Je ne crois pas avoir été plus loin que le salon, Sylvaine peut-être m’en a empêché.
Je ne sais pas si j’ai compris ni ce que j’ai compris.
Ce dont je suis certain, c’est que j’ai appelé ma mère et qu’elle n’est pas venue.
Qu’elle n’est plus jamais venue.

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