mardi 6 novembre 2012

Je veux rentrer chez moi


Vous riez.
Un entrefilet dans la presse se gausse de mon appel à la gendarmerie : un évadé qui demande à retourner en prison purger sa peine. C’est cocasse !
Vous riez.
Les gendarmes hilares sous la mine professionnelle m’ouvrent avec une solennité narquoise la portière du véhicule de fonction. Sur le chemin qui les a menés à moi, ils ont bien rigolé.
Force points d’exclamation. Alors celle-là, c’est la meilleure ! Vous riez.
Cela n’a pourtant rien de comique et je ne suis un cas isolé que par ma spontanéité.
Mes camarades, plus équivoques, louvoient et adoptent pour un résultat identique des stratégies sophistiquées : provocations et agressions intra-muros qui prolongent la peine, grossières récidives dès les premières semaines suivant la sortie. Croyez-vous vraiment que nous soyons à ce point idiots pour nous jeter sans intention, encore et encore, dans la gueule du loup. Nos injures et nos protestations quand les menottes enserrent à nouveau nos poignets, quand la lourde porte se referme, vous illusionnent sans doute. Êtes-vous idiots ?
Pendant des années, en prisonnier modèle, j’ai trahi des camarades, insulté des gardiens, trafiqué, cantiné, rêvé d’évasion. J’ai fait ce qu’un prisonnier fait et en cela, j’excelle. Toutes mes forces et mes pensées dirigées vers cet unique projet, noblesse du détenu : sortir, sortir par effraction, sortir contre eux, contre vous.
Étonnamment, j’ai réussi. Par une aube d’avril toute frémissante de promesses, j’ai sauté dans le vide et couru comme un fou à travers la friche autour de la prison, puis la zone commerciale et les bois alentours. La liberté, la course, l’adrénaline me montaient à la tête. Je criais, je riais, je délirais. L’air entrait dans mes poumons avec une violence dont j’avais perdu l’habitude, la lumière éclatante me blessait les yeux, la forêt se déroulait sans fin, immense, effrayante, et les villages ensuite, la place du marché et la salle de bistrot se sont révélés également immenses et effrayants.
Vous riez ?
Voici la mesure de l’espace de ma pitoyable existence : 9 m2. Un espace aux dimensions du corps, une seconde peau. Bras tendus on touche les murs, cinq pas et on se cogne à la porte de la cellule, trente et on boucle le tour de la cour.
Pendant des années, on en rêve du dehors, cet autre espace, sans entrave. Finalement, pour quel usage ?
Ai-je jamais su quoi en faire ? Si oui, j’ai dû oublier.
Pareillement, j’ai oublié comment m’y prendre avec la vie, comment se comporte un homme qui ne soit pas un taulard, comment parler à tous ces autres qui peuplent l’espace immense.
Dehors, je me retrouve tout ballot.
Travailler, avoir une famille, de bons copains sur qui on peut compter, se détendre autour d’une bière ou d’un bon film. La grammaire du plus élémentaire s'écrit dans une langue étrangère.
Cancre social, depuis belle lurette j’ai perdu le peu avec quoi je me débrouillais.
En prison, je suis resté trop longtemps sans doute, trop longtemps à développer mes dispositions contraires.
Dix-huit ans cumulés dans différentes  maisons d’arrêt et de détention. Toute une vie d’adulte à jouer la rébellion pour la galerie, à éviter questions et décisions. Chaque heure se laisser dire ce qu’on a à faire, et comment, tendre la main vers sa gamelle remplie, dormir à l’abri du toit carcéral.
Un univers régi par des commandements rudimentaires facilement compréhensibles et applicables, des rapports brutaux plutôt sains dans leur simplicité : la loi du plus fort, basique.
Dehors, comment voulez-vous, on n’a ni les codes ni les moyens. Prendre sa vie en main…, on est pire qu’un enfant, on cherche le regard, la main qui indiquera la voie à suivre et on a peur, une trouille pas possible. Les gens vous regardent et vous les regardez. Il faudrait dire les bons mots, être raisonnable et responsable, et trouver du travail, payer son loyer, toutes ces choses qui bâtissent une vie d’homme. Comment faire ? C’est déjà fichu. On est fini.
Entre se tirer une balle dans le pied et se tirer une balle dans la tête, autant revenir dans le ventre de la prison. Géhenne, tu es ma maison.
Au téléphone, je me suis présenté, j’ai dit mon nom et ce que j’avais fait, ma cavale et ma peine. J’ai demandé à ce qu’on vienne me chercher et j’ai attendu la voiture assis sur le trottoir à côté de la cabine téléphonique.
Durant six mois, à l’air libre, j’ai essayé, j’ai erré, j’ai tenu autant que j’ai pu. Des connaissances d’avant m’ont hébergé un jour ou deux pas plus, un cousin m’a cherché du travail. Une fois dégrisé, l’angoisse m’a envahi. J’ai demandé aux anciens s’ils n’avaient pas un coup à me proposer plutôt que le boulot de mon cousin, ça je sais un peu faire.
J’ai habité quelques temps une petite chambre d’hôtel avec l’argent de ma sœur qui n’a pas voulu de moi chez elle : je m’y suis bouffé les ongles sans oser en sortir, attendant que quelqu’un vienne m’ouvrir la porte ou me dire ce que je devais faire.
J’ai dormi dans des granges lugubres, dans les champs sous le toit sidéral, dans les sous-bois remplis d’ombres menaçantes en me demandant ce que je pouvais bien foutre là, seul comme un con, à flipper au moindre bruit, à sentir mon ventre se tordre encore un peu plus à la vue de baies noires dont je ne savais pas si elles étaient comestibles ou pas.
J’ai appelé. J’ai dit : il me reste deux ans à faire et comme je me suis évadé sans doute écoperais-je d’une peine supplémentaire.
À la gendarmerie, j’attends sagement dans le bureau du capitaine. Ils s’envoient des clins d’œil, chacun passe la tête par l’embrasure de la porte pour voir le phénomène. Elle est bien bonne celle-là !
Riez, je m’en fous.
Je reviens. Me voilà. Salut matons, tendres barbelés, traîtres fraternels. Salut Ahmed, Ricou, Joe et les autres. Tiens, il y a même Dédé le tatoué, transféré de la Santé, spécialiste du mitard. Comme on se retrouve ! Une authentique enflure Dédé. Pour se saluer, tellement on est contents, il me tape mes clopes et ça me fait presque plaisir même si je fais mine de le prendre par le col.
Cellule 124. Quatre détenus au lieu de trois. On se toise, on se bouscule. C’est moi qui aurais la couchette près de la fenêtre.
C’est l’heure de la douche. Pour le moment je n’ai pas de savon mais je vais cantiner, gruger, menacer, je connais les ficelles.
Vous riez ?
Ne croyez pas que moi je ris, je vais crever là et ma vie n’aura été qu’une sinistre foirade.

Aucun commentaire: