mercredi 28 novembre 2012

Ermite sans dieu


Grise comme un ciel d’orage, une fièvre émerveillée.
La mer de moire vieil argent.
Dans le petit port, les coques fantomatiques des bateaux de plaisance agitent leurs amarres aux reliquats de houle.
Il dépasse leurs plaintes de fiancée délaissée et poursuit son pèlerinage quotidien vers la mer, fidèle et farouche. Celle qu’il aime et dont il est le seul à goûter la beauté nue.
Grise, profonde, un ciel d’orage étendu sur le sable.
Hors saison, loin des impostures. La plage d’abord, en guise de préliminaires, diaphane et pure après le fard des parasols et des serviettes aux couleurs racoleuses. La mer enfin, rincée par les pluies de septembre, délivrée des voiles qui s’accrochaient à ses flancs comme des breloques de foire, libérée des avances de ceux qui croyaient la prendre par la taille d’un plongeon prétentieux.
La station balnéaire comme la plage, la mer, est déserte. La promenade fouettée par le vent, les maisons aux paupières closes, les portillons abandonnés qu’obstrue la broussaille.
Sa silhouette flotte dans ce monde dépeuplé comme une petite flamme hiératique.
Pas âme qui vive. Du matin au soir. D’est en ouest. Parfois un animal errant, un marin furtif qui rejoint son bateau, le vol d’un cormoran.
Au début, quand il a décidé d’emménager définitivement ici, il a cru qu’elle allait le tuer de solitude et d’ennui, l’ouvrir jusqu’à l’os d’une vague dentelée,
l’avaler de l’un de ces courants intérieurs qui vous noient dans cinquante centimètres d’eau.
Face à la mer, il pensait à tout ce qu’il n’aurait jamais, à tout ce qu’il avait perdu. Au fil des ans, ces choses inaccessibles ou disparues se sont figées en un paysage lointain qu’il peut maintenant sans émotion rappeler pour l’interroger comme une vieille photographie.
Aujourd’hui, face à la mer, il pense à ce qu’il a et cela lui paraît inestimable. Tous les jours, il va vers elle, recueilli et joyeux. Modeste ermite sans dieu.
Seul, il l’est aussi dans la petite villa rongée de sel, le jardin envahi par le sable, dans ce quartier d’où s’est retirée la marée des hommes. Il sourit au matin brumeux qui se glisse à travers les persiennes. Il entend au loin la mer, voluptueuse et âpre. Pleine des remous de l’âme, de la vie, du temps qui passe, la mer qui l’apaise
Il vit dans cette maison de famille où dans le plus grand isolement est mort son grand-père, sans informer personne du mal qui polluait son sang, et dont des pêcheurs ont découvert le corps à cause de l’odeur dans cette même chambre où il dort aujourd’hui ; cela pourrait l’effrayer, ça le protège.
De temps en temps, pour quelques jours, des amis ou des parents viennent le voir. Ils arrivent avec des rires, des paroles, du vin, des leçons sur l’existence et des ennuis plein leurs valises. Leur visite le réjouit, leur départ le soulage.
Lui si impatient et affamé jadis n’aurait jamais imaginé se combler un jour d’un salut à la mer, d’un poisson juste pêché et mangé cru. Certains pensent qu’il a renoncé, lui qu’il a trouvé. Oh, pas de grandes choses, ce n’est pas un saint au désert, mais de petites choses infiniment douces et bonnes.
Il n’y avait peut-être rien de plus à chercher, à attendre et, finalement, ce qu’il a trouvé dépasse ses espérances.
Il est face la mer.
Encore et encore.
Il n’a pas d’autre désir que de faire durer la plénitude de cet instant éternellement, et si l’éternité n’existe pas, il espère partir dans un frisson pareil au battement d’aile du goéland qui gagne le large.

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