Il n’est jamais trop tard.
Parole de sage ou de raté.
À ce détail rhétorique il refuse de s’attarder et ne cède pas plus à la
tentation de disserter comme l’y enjoint sa nature retorse.
Il n’est jamais trop tard. Un point, c’est tout.
Il va, maintenant, entrer
dans la vie. Vraiment. Comme on entre dans la mer. Ça tombe bien, la mer
s’étend ample et verte à ses pieds.
23 septembre 2014, premier
jour de vacances dans ce coin perdu de la côte amalfitaine. Les conditions les
plus favorables sont réunies pour son audacieux projet. Vivre. Hic et
nunc.
Voilà trop longtemps qu’il
se sent comme une plaine désolée.
Quelques jours avant son
départ, la pitié que lui a souvent inspirée l’inconséquence de son existence était
parvenue à un degré jamais atteint encore. Au cours de la soirée, des amis s’étaient
délectés du souvenir de magnifiques paysages du Connemara qu’ils avaient découverts
ensemble dix ans plus tôt et l’avaient taquiné à propos de ce tableau qu’il voulait
à toute force acheter à un vieux peintre récalcitrant. Autant de choses dont
évidemment il ne se rappelait pas.
Défaut d’attention ou
d’implication. La rapidité avec laquelle les instants sombraient définitivement
dans l’oubli était sidérante. Il ne retenait rien. Pour parler clair, ne vivait
pas ce qu’il vivait, ne faisait que survoler sa vie, toujours occupé à autre
chose, pressé par l’instant d’après, obsédé par celui d’avant, déterminé à ne
pas se risquer dans le bain corrosif du présent. Ce constat d’une insondable
tristesse lui était venu avec un début de gueule de bois. Il s’était couché
totalement déprimé aux côtés de sa pauvre vie toute nue. Son anniversaire
approchait et, du point de vue statistique, il était parvenu à la moitié de son
existence ; la première moitié étant censée être la plus exaltante. Et
qu’en restait-il ? Pas grand-chose. Quelques moments forts – pas forcément
ceux auxquels on s’attend –, une poignée de mornes îlots essaimés à des mois,
des années de distance les uns des autres.
Tenu éveillé par ces
lancinantes pensées, le lendemain il avait décidé d’une révolution et réservé un
billet pour Naples.
Il n’est jamais trop tard.
Maintenant il va vivre. Vraiment. Cet instant-là, tous ces instants-là qui ne se produisent qu’une fois. Il va les vivre. Hic et nunc.
Maintenant il va vivre. Vraiment. Cet instant-là, tous ces instants-là qui ne se produisent qu’une fois. Il va les vivre. Hic et nunc.
Ainsi le matin suivant, par
le hublot de l’avion silencieux, contemple-t-il, avec une sensation de
commencement du monde, la mer sombre tout juste veloutée par l’orangé de
l’aube.
Il se félicite de la pertinence
de sa destination : de toute évidence, il lui sera plus facile de
commencer à vivre dans ce petit
village inconnu et lointain, à plus d’une heure de bus et de marche de Naples,
que partout ailleurs. Tout ne sera là que première fois. Aux premières fois la
vie cogne plus fort et la conscience est plus pleine.
A peine arrivé, il se met à
l’ouvrage. Il s’installe à une petite table de bistrot, face à la mer et
s’extasie devant ce port microscopique, sa clarté incomparable, sa crique
turquoise et noire vers laquelle un bouquet de maisons multicolore dégringole.
Il respire à pleins poumons bien sûr, il écarquille les yeux, hume l’air. Tous
ces petits gestes qui aident le novice à être là. Se concentrer, s’émerveiller.
Regarde, ressens, retiens, s’exhorte-t-il. Le reflet des premiers rayons dans
la mer, cobalt, argent, changeant au creux de chaque vaguelette et le
miroitement écarlate de la coque de cette barque ! Ouvre ton esprit et tes
sens. L’odeur du sel et des algues, du poisson et du fuel, l’odeur des
promesses, le parfum du présent. La tiédeur de l’air, concentre-toi ! Ce sermon-là
si souvent rabâché, autant de fois emporté par le vent, il se le répète encore
comme il rappellerait à l’ordre un enfant distrait.
Alors, il la voit arriver
par la ruelle qui descend vers le port. Il ne la reconnait pas mais le village
est désert et ce ne peut être qu’elle. Il ne se souvenait pas qu’elle était
aussi corpulente ni même du châtain un peu terne, pas du tout napolitain, de
ses cheveux. Il se rappelait juste un bonheur tout simple qu’il a ensuite rarement
éprouvé au cours de sa vie. Elle est l’un des îlots, aussi surprenant que cela
puisse paraître. Maria, une fille rencontrée jadis au hasard d’une rue de Spaccanapoli
alors qu’il s’accordait des vacances de fin d’études. Ils avaient eu une
aventure, quelques jours seulement. Son nom, l’adresse de la petite boulangerie
tenue par ses parents dans un village à une heure de Naples, il les avait
conservés, allez savoir pourquoi. Il y avait vu un signe. Au téléphone, à son
italien maladroit, elle avait répondu oui tout de suite sans poser de question.
Elle n’est pas très belle et vraiment forte mais elle est radieuse. Il se réjouit
de remarquer cette lumière en elle. Elle sent le four à pain, le sucre. Elle
tient la panetteria de ses parents maintenant. Elle lui a apporté un
sfogliatelle frolle. Il regarde le gâteau, le palpe et le renifle, mord dedans.
Il essaye d’être là, de ne pas penser à l’effort qu’il fournit, à la raison de
sa présence ni à ce qui suivra. Il mord dans le sfogliatelle et elle se met à
rire comme s’il avait mordu dans son bras charnu.
23 septembre 2014. La mer
ample et verte à ses pieds, il va entrer dedans. C’est un défi qu’il veut
relever. Peut-être qu’il n’est même pas obligé de rentrer dans dix jours, qu’il
peut annuler son billet retour, et juste être là, maintenant. Il n’est jamais trop tard. Maria lui
propose de l’accompagner à la boulangerie, une fournée à sortir et les clients
qui vont arriver… S’il n’a rien prévu... Il y a vingt ans il ne savait pas ce qu’il
voulait faire de sa vie, se rappelle-t-elle. Il avoue ne toujours pas savoir. Une
réponse de sage ou de raté qu’elle approuve gravement, sans moquerie.
Ils remontent ensemble la
ruelle vers la petite place du village où quelques commerces s’éveillent
doucement à l’ombre des terrasses de citronniers. Ils sourient et se taisent.
Cet instant-là est
suffisant. Il ne pense pas au suivant.
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