lundi 6 octobre 2014

Le glaneur de la place de l'église


Les pommes, les cabossées, les pas plus grosses qu’une mandarine, celles qu’ont un gnon brunâtre en pleine trogne ou la peau terne. Ils n’en veulent pas. Moi si, et je leur laisse volontiers les rouges au calibre breveté et les vertes acides passées à la cire.
Les pommes qu’on retrouve le samedi vers 13 h 30 dans le caniveau à côté de la place de l’église font mon délice. Je les cueille avec précaution entre un quignon de pain détrempé et un gobelet en plastique. Je les dépose dans mon cabas, un filet à fines mailles rouges et bleues avec lequel ma mère faisait déjà son marché « Comme d’habitude, hein ?! 120 gr de steak haché de cheval pour le petit». On en trouve plus de la viande hachée de cheval, celle que je mangeais le mercredi en alternance avec le foie de veau, bon pour le fer. Tu deviendras grand et fort…
Avec les pommes pas belles, on trouve aussi des salades un peu flétries à manger de suite, des bouquets de brocolis atteints de jaunisse, des carottes tordues, quelquefois une demi-cagette de tomates et dans une barquette deux cannellonis que le marchand de spécialités italiennes laisse au pied d’un arbre. Que faire de deux cannellonis qui demain ne seront plus du jour… ça se vendra pas !
Une cascade bouillonnante caracole depuis la rue de la République. Avec la force et la rapidité d’un petit tsunami urbain le flot  inonde le trottoir, fouette mes bas de pantalon et détrempe mes pieds. D’un jet à dessouder les parcmètres, l’eau propulse les petites pommes à la triste figure sous le balai glouton d’un homme en costume fluo accompagné de sa benne.
En moins de temps qu’il n’en faut à un homme pour comprendre sa déconfiture, le trottoir ressemble à une galerie de marbre se pâmant à l’approche de pieds royaux, impeccablement rutilant.
Les riverains flattés s’y mirent en hochant du bonnet sous les grognements de maraîchers retardataires qui grimpent dans leur camion. Une bien belle initiative des services municipaux. C’est à ce genre d’attentions que l’on mesure le standing d’une ville, la bonne gestion des encombrants, animés et inanimés. Un trottoir bien propre, débarrassé des crottes, des papiers chiffonnés et des pauvres bougres.
Il  ne reste plus rien sur la place du marché lisse et bombée comme un miroir de foire, plus rien que moi dégoulinant tout ballot avec le filet vide de maman.
Vite, prendre la petite rue de la division Leclerc, peut-être que dans l’arrière-cour de la supérette… Sur l’asphalte noire et étincelante, je vois tanguer mon reflet avec, pschhh pschhh, le chuchotis affamé de mes semelles gorgées d’eau. Je pleure sur les pommes pas belles emportées par la benne aux armoiries de la ville. Vite, autant que je peux, en évitant de regarder par terre, le cou en avant, le nez au vent pour ne pas me voir mourir, pschhh pschhh, ma silhouette déformée et ma trogne cabossée par le sale miroir du trottoir.

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