Les
pommes, les cabossées, les pas plus grosses qu’une mandarine, celles qu’ont un
gnon brunâtre en pleine trogne ou la peau terne. Ils n’en veulent pas. Moi si,
et je leur laisse volontiers les rouges au calibre breveté et les vertes acides
passées à la cire.
Les pommes
qu’on retrouve le samedi vers 13 h 30 dans le caniveau à côté de la place de
l’église font mon délice. Je les cueille avec précaution entre un quignon de
pain détrempé et un gobelet en plastique. Je les dépose dans mon cabas, un
filet à fines mailles rouges et bleues avec lequel ma mère faisait déjà son marché
« Comme d’habitude, hein ?! 120 gr de steak haché de cheval pour le
petit». On en trouve plus de la viande hachée de cheval, celle que je mangeais
le mercredi en alternance avec le foie de veau, bon pour le fer. Tu deviendras
grand et fort…
Une
cascade bouillonnante caracole depuis la rue de la République. Avec la force et
la rapidité d’un petit tsunami urbain le flot inonde le trottoir, fouette mes bas de pantalon
et détrempe mes pieds. D’un jet à dessouder les parcmètres, l’eau propulse les
petites pommes à la triste figure sous le balai glouton d’un homme en costume
fluo accompagné de sa benne.
En moins
de temps qu’il n’en faut à un homme pour comprendre sa déconfiture, le trottoir
ressemble à une galerie de marbre se pâmant à l’approche de pieds royaux, impeccablement
rutilant.
Les riverains
flattés s’y mirent en hochant du bonnet sous les grognements de maraîchers retardataires
qui grimpent dans leur camion. Une bien belle initiative des services
municipaux. C’est à ce genre d’attentions que l’on mesure le standing d’une
ville, la bonne gestion des encombrants, animés et inanimés. Un trottoir bien
propre, débarrassé des crottes, des papiers chiffonnés et des pauvres bougres.
Il ne reste plus rien sur la place du marché
lisse et bombée comme un miroir de foire, plus rien que moi dégoulinant tout
ballot avec le filet vide de maman.
Vite,
prendre la petite rue de la division Leclerc, peut-être que dans l’arrière-cour
de la supérette… Sur l’asphalte noire et étincelante, je vois tanguer mon reflet
avec, pschhh pschhh, le chuchotis affamé de mes semelles gorgées d’eau. Je pleure
sur les pommes pas belles emportées par la benne aux armoiries de la ville.
Vite, autant que je peux, en évitant de regarder par terre, le cou en avant, le
nez au vent pour ne pas me voir mourir, pschhh pschhh, ma silhouette déformée
et ma trogne cabossée par le sale miroir du trottoir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire