Ils sont partis, lui non. Ils ont pris
avec eux l’argenterie, la télévision écran plat, le contenu des armoires sauf les
conserves.
Il a gardé lesdites conserves, le chat et
le pommier que l’on voit par la fenêtre bien que, presque aveugle, lui n’en
distingue plus qu’une mélodie froissée les jours de vent.
Ils s’en sont allés avec tous les autres,
lui est resté. C’était juste avant que la presqu’île devienne une île.
Ils ne sont jamais revenus.
La mer grise a continué de monter. Son
écume cendreuse a grignoté la plage, suivie, si vite, d’une eau sombre et
définitive.
La mer grise s’est étendue sur les
champs, le village.
De sa modeste colline, il a flairé son odeur
d’algues, aigre et collante. De plus en plus proche, on pouvait presque la
toucher du doigt après le petit muret.
Il a entendu le chat s’affoler et tourner
en rond dans jardin. Ses feulements dérisoires contre les cris des oiseaux de
malheur.
Bientôt le jour ne s’est plus levé,
obscurci du manège incessant d’innombrables volatiles, goélands, macareux,
cormorans, fous de Bassan,… À certaines heures, leur insoutenable vacarme vous arrachait
des larmes nerveuses : leurs cris, une armée de craies sur un tableau noir, et
leurs ailes musculeuses, des volées de gifles sur l’air mouillé.
Les jours et les jours et les jours sont
passés dont il n’a pas tenu le compte. Le jardin changé en éponge s’est rétréci
sous les dents d’écume, le petit muret s’est éboulé et enfoncé dans la boue. Un
matin, l’un des rares fruits que donnait encore le pommier est tombé dans sa
main, de la taille d’une mandarine à peine, gluant et écailleux comme un
poisson.
La mer grise et déterminée a poursuivi
son escalade sur la terre plus très ferme jusqu’à ras du jardin perché au plus
haut de l’île, jusqu’au seuil de pierre
hissé sur trois marches, jusqu’à la maison en équilibre.
Puis, il n’a plus entendu l’affolement du
chat, noyé ou déchiqueté par les hordes d’oiseaux.
De temps en temps, il ouvrait un bocal de
compote pour humer le parfum mort des pommes. Il avait une pensée rare mais
tendre pour ceux qui avaient fui et s’étaient sauvés.
Le clapotis a tout envahi, a ramolli le
plancher et le cuir de ses souliers. Il a eu le temps de s’en rendre compte
bien sûr mais pas vraiment de s’en inquiéter ; une vague venue des eaux
lointaines et glacées du pôle s’est finalement abattue avec l’évidence des
tragédies de théâtre.
À plusieurs miles de là, la ville, à la
bouche grande ouverte de l’estuaire, où les autres s’étaient réfugiés, n’a pas
résisté bien longtemps, pas même le temps d’une génération. La mer a tout englouti.
Le monde avait déjà connu des Atlantide et la vie a continué.
Quelque cent cinquante ans plus tard, d’anciennes
photographies et cartes marines témoignent de l’existence de la côte radieuse
et de l’île au large.
Des histoires se transmettent encore, de
villégiatures paisibles où les familles faisaient griller des poissons, d’enfants
courant à perdre haleine sur de grandes étendues de sable, celle aussi, de l’aveugle
au pommier, devenue légende et dont il existe deux versions.
Dans la première, mettant en garde contre
l’absurde entêtement, l’homme meurt ; dans l’autre, exaltant les facultés
d’adaptation, changé in extremis en oiseau, il vit toujours.
C’est cette dernière mouture que l’on
évoque plus volontiers dans la région quand un fou de Bassan passe la digue et vient s’écraser
contre un pylône. Les gens du coin profèrent alors avec un sens aigu du mystère
et de l’ironie « L’homme est aveugle et le reste », sentence qui ne manque pas
de laisser perplexe le quidam de passage.
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