mercredi 5 mai 2010

Le centenaire des cartes Michelin

Du bout du doigt, suivre la route 9, progresser à travers des paysages de pierraille que ponctuent parfois des oasis minuscules marquées par de délicates ellipses vert pâle, passer Amazraou, Tagounite, les derniers oueds, sentir la route partir en poussière, devenir piste puis disparaître, avalée par le désert où l'homme prudent ne s'aventure pas de crainte d'y rencontrer Dieu ou la mort.
Carte du Maroc, n°742.
Monsieur Michelin, géant du pneu et génial inventeur de la carcasse radiale, sait-il seulement qu'il fait rêver les petites filles?
Je me souviens de ces heures d'ennui merveilleux où, chevauchant les cartes routières subtilisées à mon père, je me lançais à bride abattue dans la rêverie. On avait pour mon vice une certaine complaisance, et durant les vacances, à l'arrière de la voiture, on me laissait déplier sur mes genoux écorchés la carte. Quel beau voyage ! Le doigt sur la départementale 788, je poursuivais mon inlassable quête, ma chimérique conquête, j'inventais avant même qu'ils n'apparaissent sous nos yeux, le calvaire qui domine la lande, le point de vue remarquable sur la vallée, le phare et son mélancolique gardien.
Avant ma dixième année, j'avais déjà parcouru bien des contrées et connaissais parfaitement les centaines d'idéogrammes qu'égrènent les cartes routières comme un alphabet cabalistique. Plus tard, à la faveur d'une exposition, j'avais découvert, fascinée, dans l'imagerie des cartes du Moyen-âge, les ancêtres de ces épures. J'étais ressortie du musée avec un album de cartographie qui m'avait tenu lieu, pendant l'année au moins, de livre de contes. En avant pour de jubilatoires voyages spatio-temporels ! Entraînée par mon doigt sautillant, j'avais croisé des dames portant coiffes, des troupeaux de moutons joliment moutonnant, des marchands veillant au déchargement des étoffes, des châteaux aux murailles crénelées en équilibre sur des pitons rocheux, d'hâves croisés au regard incendié, des océans écumeux d'où jaillissaient des poissons aussi volumineux que les caravelles battant pavillon espagnol.
Je possède quelques reproductions de ces cartes, mappemonde d'Ebstorf, portulans, Atlas Catalan, que je goûte de temps à autre comme une liqueur. On a beau jeu aujourd'hui de s'amuser de la naïveté de ces représentations, de ces mers difformes et de cette Europe obèse. Soyons modeste, de ce monde nous ne savons encore rien ou si peu. Le rêver est ce que nous faisons de mieux.
J'apprends, il y a quelques jours, qu'approche le centenaire des cartes Michelin, et j'ai bien sûr une pensée émue en forme d'hommage pour celles qui s'accumulent dans mon bureau. J'ai depuis longtemps entrepris bien des voyages, physiques ceux-là, mesurables en kilomètres et en fuseaux horaires. Ils m'ont enchantée, et j'en projette chaque jour de nouveaux, mais ils ne peuvent remplacer la poésie des entrelacs des départementales, des dégradés de gris des montagnes, des fantaisies bleutées des lacs et des rivières, dessinés par Michelin.
C'est ainsi, certains prennent la route, je lui préfère une carte. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je n'ai jamais passé mon permis de conduire, pour pouvoir continuer à voyager du bout du doigt sur les cartes routières.

Aucun commentaire: