mardi 22 juin 2010

Le nom que je porte, etc.


C’est une histoire simple, comme toutes les histoires compliquées. Je m’appelle Anna Mancini, c’est le nom que je porte. Et pourtant, ce n’est pas mon nom.

De glaise informe le golem prend vie à l’instant où le Créateur trace sur son front le mot Vérité et dépose dans sa bouche le secret de son nom ineffable.

Il fait froid. Les draps sentent la sueur et le désinfectant. Elle attend la délivrance. Elle ne dit rien, elle ne crie pas. À un moment, elle grogne comme un animal. C’est l’hiver, les ténèbres s’appesantissent. Il n’y pas de ciel. Le ventre de ma mère crache un alphabet dans le désordre.
Aïe, je fais, ça commence mal !

Tu t’appelles… Par un agencement singulier de lettres, comme une poussée de la main, on te jettera dans la vie. A, V, T, encore un T, un I et puis un N. Non, ce n'est pas ça. M, A, T, I, N. Matin. Non, ce n'est pas ça. Ça, c’est le nom du jour quand il se lève, ce n’est pas le tien.

Mon enfance est sourde. Le silence qui m’entoure est incontestable. Il m’empêche de comprendre ce que l'on me dit. Je n’entends que des bruits.
La voix de ma mère fait un bruit d’eau où se noient tous les mots.
Les rails, sous notre fenêtre, font le bruit du monde, et les clefs dans la serrure, celui qui m’en interdit les promesses.
Je commence à parler. Je demande : Pourquoi la fenêtre est-elle toujours fermée ? Je demande : Pourquoi les voix ne disent-elles quelque chose que lorsqu’elles chantent, les soirs de boisson ou d’église ? C’est la musique, m'éclaire-t-on. Je réclame le nom de mon père. Ai-je mal formulé ma requête ? On ne me répond pas.

Ah, ce nom-là ! C’est un nom très ancien, il vient de la montagne, il sent encore la neige et les destins muets comme des cailloux. Pour survivre, il a dû se mélanger à d’autres noms. Au fil du temps, il a perdu deux lettres et en a gagné une autre. C’est un nom secret, difficile à prononcer, aussi souffriras-tu que nous le taisions.



Ensuite, arrive la musique. Dans le salon, s’invitent un tambourin, un hautbois, une guimbarde et cet instrument intimidant, noir et brillant, pareil à un animal de légende assoupi, qui refuse de se caler entre la fenêtre et la commode, entre le fauteuil et la porte. Il finira au milieu de la pièce. Il prend toute la place.
Alors, commence la musique. Un autre alphabet. Celui-ci s’ordonne. Quel enchantement ! La musique dément le silence, elle remplit l'espace, dévore les bruits et les chuchotements. Le piano mange tout, il est insatiable. Quelle douleur ! Quelle douceur ! Plusieurs fois, il menace de m’avaler moi. Je ressors in extremis de son ventre énorme. Puis, j’y retourne.

Tu t’appelles… F, L, A, M, U, non pas U, encore un M et puis E. Flamme. Non, ce n'est pas ça. Ton nom… On s’en rapproche. Il sonne bien comme flamme, comme quelque chose qui veut sortir des ténèbres.

Ma mère a un amant, un brave type sincèrement bienveillant mais à qui la musique tape sur les nerfs. Pour me calmer, il me donne son nom : je deviens Anna Conti.
Je grandis, j'essaye d'énoncer ce que je veux, ce que je suis. J'avance ainsi à maladroits coups de mots. Je dis : je pars pour toujours, mon piano est mon siamois, je déteste les phrases de circonstances...Comme autant de formules qui s'empilent dans l'espoir de composer une vérité, pourtant je demeure imprécise, toujours innommée.

Son corps inerte repose. La créature attend. Les lettres défilent, enchaînent l’infinité des combinaisons. Aucune d’elles encore ne forme le nom qui est le sien et la fera se lever.

Je tombe amoureuse, je me marie et celui que j'aime me donne son nom De Sordi (de sordo, "sourd" en italien, c'est cocasse, non?!). Finalement, je reviens au mien, le premier, celui de ma mère, de ma naissance, puis j'accole les deux : Mancini De Sordi. Mais ce n'est pas encore ça. C'est décourageant. Sachez que le bâillement que vous étouffez à peine au récit de ces tergiversations n'a d'égal que mon exaspération.

Quand je dis le nom d’une chose, elle apparaît. Sans aucune ambigüité. Je dis "cardamome", la cardamome apparaît, ses grains dans la main et son odeur, tout de suite elle est là. Je dis "chaise", la chaise apparaît. Quand je dis mon nom…
Évidemment, je sais, pour nous les créatures tout est plus compliqué, on n'est pas des chaises.

Le nom que tu cherches, si on lui a trop longtemps maintenu la tête dans les limbes, prends garde de ne l'y rejoindre plus tôt qu'à ton heure.

Chuchoter, chuchoter, toujours se cacher pour dire.
Parlez plus fort ! Dites le mot à haute voix. Épelez-le. Pourquoi dites-vous plusieurs noms en même temps ? Pourquoi manque-t-il toujours celui qui ordonne l’alphabet et ouvre le ciel.

À force de mots arrachés de-ci de-là, j'obtiens le nom d'un village. Un jour de courage ou de folle présomption, je m'y rends en traînant derrière moi mon piano et ma guirlande de noms. Je frappe à la porte, une prénommée Erika, femme de mon père, ne m'invite pas à entrer et m'indique au bout d'une ruelle qui s'enfonce dans la campagne, une tombe envahie de ronces.

Un jour, enfin,
Sous les ronces tristes et sales,
Je déterre le nom de mon père.
Je le pose sur ma langue. Je le laisse fondre.
Le ciel s’ouvre.

Vraiment ?

Koelher, il s'appelle Koelher. Moi aussi, par naturelle filiation. Déception - sont-ce les limbes annoncées -, ce nom sans visage ni histoire, ne me donne pas de réponse. Rien ne se libère, ne se dresse ou ne s'illumine.
J'ai appris, plus que d'autres, à aimer la musique dissonante, mais vraiment, Anna Koelher ne sonne pas et je ris jaune de l'avoir tant espéré. Ça commence à bien faire toute cette histoire, je suis fatiguée.

Si ça continue. Je devrai m’inventer un nom qui ne sera ni celui de mon père, ni celui de ma mère, ni celui de mon mari et de mon fils, mais tout cela en même temps et encore bien autre chose.
Alors, je serai mon propre créateur.


















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