jeudi 3 juin 2010

La zizanie selon Louise
















La mort m'a ravi Louise Bourgeois, qui savait de moi des choses dont je ne dirai rien, mais il suffit pour s'en faire une idée de voir ses gigantesques araignées de bronze tendrement nommées maman, ses forêts de totems, l'intimité inquiétante de ses chambres pleines d'effroi et de merveilleux, et ses œufs, ses phallus, ses viscères et autres formes de bois, plâtre et latex, sculptures organiques dont on a l'impression qu'elles sentent, suintent et soupirent.
"Tout se concentre, confiait l'artiste, dans la nécessité de résister pied à pied contre ce monstre que j'appelle la zizanie, c'est-à-dire la terreur qui vient de l'enfance et qui n'exige pas moins de toute une vie, non pour la décrire mais pour l'exorciser..."

Se frotter à l'œuvre de Louise Bourgeois tient évidemment de l'exorcisme. Je crois n'avoir raté aucune de ses expositions et je me souviens de chacune, non seulement en raison de l'émotion suscitée par la vision de cet inconscient dépecé, mais aussi parce qu'il y avait un avant et un après.
Pour tout exorcisme, un rituel est prescrit qui ne supporte pas d'entorse. Le mien n'était pas compliqué mais immuable. Aller voir Louise Bourgeois exigeait notamment de n'entamer aucune tâche dans les heures précédant la visite, d'oublier sa montre, d'effectuer le trajet à pied, de me rendre seule sur les lieux, en l'absence de toute migraine et après un déjeuner très léger, car avoir l'âme remuée peut virer à la catastrophe si on endure en plus un inconfort physique.

Ce qui se passait durant l'exposition, souffrez que j'en garde, pour mon usage personnel, les secousses et les illuminations. Quoiqu'il en soit, en sortant, ébranlée par l'épreuve d'une conversation poétique sur ma zizanie, un autre rituel s'imposait, requérant solitude encore, silence et immobilité. Conditions propices à une forme de recueillement qui s'accommodait fort bien d'un verre à siroter, en laissant l'émotion finir son travail et se retirer comme une vague, le temps pour cette vieille dame facétieuse de me lâcher doucement la main et de s'en retourner à cet art qu'elle préférait à la vie.
En pleine débauche d'éloges funèbres, on affirme que l'art, justement, se souviendra de Louise Bourgeois. Sans doute, mais peu m'importe ces considérations. Seul compte pour moi, le souvenir que j'ai d'elle et qui, lui, vivra.

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