lundi 28 juin 2010

Nous nous sommes tant ennuyés

Vers la fin de son existence, un homme normalement intelligent a réussi à comprendre deux trois choses qui lui auraient été fort utiles au commencement de sa vie.
"Choisis-toi une femme qui rit à tes blagues", professait mon grand-père. J'avais sept ans alors et je reniflais, accroupi dans un coin de la buanderie, après une nymphette pourvue de couettes, petite rousse à la beauté affolante et à l'âme non moins bouleversante - durant les cours de piano que nous prenions au conservatoire, elle pleurait en entendant du Schubert ! D'un pauvre sourire mouillé de morve, je remerciais mon grand-père de daigner m'instruire des Mystères et de soigner, dans la foulée, mes dents à coups de tablettes de Crunch mais franchement, je voyais mal le rapport entre l'amour et l'humour.
J'auréolais mon grand-père de nombreuses qualités, toutefois, pour la sagesse, il lui manquait trône, livre, voix de ténor, barbe et autres accessoires. C'était un homme bon mais terriblement ordinaire, qui occupait sa retraite à bricoler des moteurs de tondeuses à gazon et se promenait encore à son âge en tenant la main de grand-mère, ce que je trouvais affreusement gênant. Je me destinais pour ma part à de plus enivrantes aventures, moissonnant sur mon passage des créatures sublimes, de celles qui s'endorment à vos côtés, couchées dans les pages des magazines de cinéma. Bref, je n'écoutais pas et tournais les conseils de mon grand-père à la plaisanterie, car j'avais en matière d'humour un beau potentiel, que je confirmais plus tard par une solide réputation de joyeux drille.
J'eus durant mon adolescence et ma jeunesse quelques aventures agréables et faciles avec des filles qui ne l'étaient pas, faciles, mais qui s'amusaient avec moi de notre ardeur maladroite et des mille incongruités de la vie. Heureux, je ne m'attardais pourtant pas : ce n'était pas l'amour qui, comme chacun sait, fait souffrir.
Je crois avoir dans l'ensemble réussi ma vie au sens où on l'entend habituellement. J'ai fait une honorable carrière et quatre beaux enfants. J'ai été marié et divorcé. Trois fois. À chaque fois, avec des femmes proprement époustouflantes. Leurs courbes parfaites et la finesse de leur esprit faisaient pâlir mes amis, elles exerçaient de surcroît des professions étonnantes (pilote de long-courriers, médium, chirurgien cardiaque) et arboraient un aristocratique teint diaphane, car j'ai un penchant exclusif pour les peaux – de rousse, les couettes m'ont passé – blanches comme le lait, la neige, l'éternité.
Malgré ou à cause de la fascination éperdue dans laquelle je m'abîmais à leur contact, je me suis profondément ennuyé avec elles. Et, plongé dans un quotidien assez pénible, mon amour chaque fois a fait long feu, victime de cette affectation que nous n'avons pas su dépasser. Je luttais constamment contre ma nature, simple et gaie, pour me conformer à l'image à laquelle j'avais décidé de ressembler, seule apte à séduire mes rousses, également coincées dans des poses de princesses des temps modernes. Je crois bien que nous n'avons jamais connu ensemble de ces moments d'oubli où le bonheur éclot et... qu'aucune n'a ri à mes plaisanteries.
Avec le recul que me donnent maintenant l'âge et le désœuvrement, je constate et je déduis. Je n'ai pas été heureux.
Si j'avais pu rire avec mes femmes, sans doute aurions-nous su donner aux drames de la vie une légèreté salvatrice, probablement nous serions-nous aimés pour toujours, surmontant les écueils nombreux qui suivent l'épreuve, qu'on imagine allez savoir pourquoi unique, de la conquête inaugurale.
J'occupe aujourd'hui ma retraite aux mots fléchés, mais je n'ai pas comme l'a eu mon sage grand-père de grand-mère à qui tenir la main. À mon petit-fils, âgé de treize ans, qui fait ses premières armes avec des blondes prétentieuses de quatorze ans, je demande s'il se marre. De sa réaction, entre incompréhension et malaise, je déduis que non. Pour la forme, parce qu'à la fin de ma vie je sais deux trois choses qui pourraient lui être fort utiles, je lui conseille de mesurer son amour à l'aune du simple bonheur qu'il éprouve en compagnie de son élue. Mais bien sûr s'il est trop tard pour moi, il est trop tôt pour lui.

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