mardi 11 janvier 2011

Mon angoisse est une chimère

Mon angoisse est une chimère.
Corps d'enfant difforme et diaphane, sexe d'homme brun et brutal, tête de taureau, luisante, aux naseaux fumants, aux cornes aiguisées comme des lames.
Mon angoisse.
Elle est là.
Elle s'assoit sur le coin de chaise que par réflexe je lui laisse, elle s'attable et contemple en notre compagnie le ballet flegmatique des péniches sur le fleuve, elle dort dans mon lit, son petit corps d'enfant lové contre mon flanc ou accroupi sur mon oreiller. Elle m'est si familière. Souvent je ne la remarque pas. Elle hiberne dans le nid de ma pensée. Elle pèse un poids mort dont je ne peux me défaire.
Sortant par intervalle de sa narcose, elle chemine, sautillante, légère encore, à mes côtés, infiltre lentement, silencieusement, comme la nuit le jour, mes gestes, mes émois, mes enthousiasmes, mes manies, sans douleur ni méchanceté, en vertu d'une sorte de pacte de non agression. Un petit jeu entre vieux camarades.
Sa présence est dans mes pas pressés,
dans ma voix hachée,
dans l'acidité de mon espérance,
dans la caresse imméritée de l'être aimé,
dans la morsure de mon rêve,
dans ma dérision,
dans les tracas de mes organes.

Selon son caprice, elle rompt le pacte. Elle s'impatiente. Elle brûle d'exister plus fort que moi. Elle a envie de jouer peut-être, elle s'ennuie, les chimères ont des sentiments et des désirs, qui sait, pas si éloignés des nôtres.
J'entends qu'elle remue. Craquements d'os, feulements dans mon dos. Elle me frôle, me pousse du coude, me pince, puis se lasse. Ce n'est rien, elle s'assoupit de nouveau à mes pieds, mon monstrueux bébé.
Pour une heure, pour un an.
Chimère se redresse, elle mugit, rauque, je sens sur ma nuque son souffle brûlant, précipité.
Là, je sais qu'elle ne lâchera pas. Teigneuse, mauvaise.
Rien n'y fait, ni les berceuses que je lui murmure, ni les ordres que je lui donne ou les coups que je lui porte.
Mon cœur s'emballe. Je dors mal. J'ai mal à la tête. Je fais une poussée de psoriasis.
Voilà qu'en pleine rue, qu'en pleine marche, elle sectionne mes nerfs. Plus un pas, plus un geste n'est possible. Le souffle du même coup se suspend, le sang clapote.
Les passants me bousculent lointains et irréels, certains passent au travers de moi. Une femme me parle, je crois. Un homme rit à ma droite, penché avec une jeune fille sur un étal de légumes. La scène est banale et incroyable. Ils parlent et vivent, et cela à l'air si facile, si naturel.
L'haleine âcre de Chimère me cuit la nuque.
Une goutte de sa bave, rosace, mousse de sang, tombe sur mon épaule, glisse sous mon vêtement, lentement, effroyablement, progresse entre mes seins.
Ma pensée s'égare ; elle agite ses bras trop maigres en de risibles SOS.
Ces propos que me tient un ami... Je connais les mots, leur assemblage paraît cohérent et conforme aux règles de la langue française, pourtant...
Plus rien ne fonctionne normalement, Chimère ma créature.
Il faut se lever, se laver, manger. Chimère ne soit pas contre moi.
Un yaourt sur la table, la cuillère posée à côté. Quelle énergie pour cet acte minuscule ! Chimère, mon angoisse, est là tout contre moi, se frotte avec l'insistance de son obscène assurance. Elle triomphe de me connaître si bien, d'en savoir autant sur mon compte, d'être ma fabuleuse chose. Elle m'enserre. Son petit corps d'enfant veut entrer en moi, se reposer dans mon ventre, son sexe d'homme veut défoncer ce même ventre et les cornes de sa tête de taureau le perforent et, victorieuses, me projettent au ciel, tristement au ciel. Chimère tu es triste, Chimère désespérée, mon désespoir.
Ça y est, Chimère est dedans. Elle est moi, moi possédée. Elle sanglote. Elle s'enrage de ses sanglots. Elle dégage de mon cœur piétiné sa tête de taureau. Elle ricane du pitoyable spectacle que je donne.
J'essaye la raison, j'essaye l'alcool, les médicaments, la méditation, le sport, le sexe, la création... Je suis déjà si fatiguée.
Je me couche. Mes yeux ouverts. Mon angoisse à mon chevet. Je sens la tiédeur de sa tendresse, sa main sur mon front. Nous marchons depuis si longtemps côte à côte.
La voilà qui se redresse, bondit, rote, crache, fait sa danse hideuse sur le parquet de la chambre.
J'ai peur, une peur si profonde.
C'est moi qui vais céder.
C'est moi qui vais marcher à son pas.
L'angoisse ne se domestique pas, moi si.
Je suis tellement fatiguée.
Chimère aussi ? Ou quoi d'autre ? Voilà, trois heures du matin. Froid de novembre par la fenêtre ouverte sur le vertige. Lune brouillée de larmes.
Chimère s'endort comme un nouveau-né. Elle a fini. C'est fini pour cette fois.
Le lendemain, je suis assise à mon bureau, mes yeux brûlent d'avoir encore si mal dormi, mes doigts convalescents frappent le clavier. Comment se fait-il que je n'ai pas terminé ce travail pourtant simple ? Que j'ai pris tant de retard pour ces courriers, que j'ai oublié ce week-end chez des amis berlinois ?
Avec une rapidité et une évidence qui font douter des semaines précédentes, les choses reprennent sens et les êtres réalité.
Mon angoisse est une chimère.
Elle fait ce que bon lui semble. Elle change de forme et de taille. La voilà douce et frêle. Sa tête de petit taureau qui rêve, abandonnée contre moi. Elle dort.
Voyez, elle s'est logée dans le creux de ma clavicule.

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