mercredi 18 décembre 2013

L'heure des devoirs

Robin a mis la chaîne des clips qu’il regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs.
Gaspard essaye d’adopter la même attitude délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs.
Il faudrait que je vérifie. Il faudrait que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit : voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son classeur et parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour la forme, en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop fatigué pour pouvoir même battre la mesure, il rouvrira le classeur en question. Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix.
Je suis faible. Je ne pense qu’à être aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.
Gaspard continuera à soutenir qu’il n’a aucun exercice ce soir. Là, j’aurai peut-être un petit coup de sang. Je lui demanderai à brûle-pourpoint « 8 fois 7 » et réussirai à lui démontrer qu’une petite révision s’impose. Moins frondeur que son aîné, il consentira pour cinq minutes à se mettre au travail à la table de la cuisine.
Dans cette même cuisine où l’heure des devoirs a été pour moi un supplice quotidien. Car en dépit des soirées passées à souffrir sur la règle de trois ou les accords en genre et en nombre, mes résultats scolaires ont toujours été dans le meilleur des cas très médiocres.

mardi 3 décembre 2013

Au désert, qu'as-tu vu ?

Dans ta bouche, la blessure du soleil cru.
Une pierre de Rosette arrachée à ta retraite.
Au désert, qu’as-tu vu ?
Il faut se montrer plus radical, déclames-tu, et de projets d’ascèse, tu assommes ton entourage. Tu décrètes qu’il est grand temps. De la saison des questions tu sonnes le glas, place à l’illumination !
Dans ton panthéon, bien sûr : le désert hagiographique. Et pourquoi pas toi ?
Chaperonné par un aéropage de saints et de sages dont tu peux réciter les salutaires paroles, te voilà enfin rendu aux les portes de l’infini.
Le désert paraît conforme à sa légende, la pratique en est rude. Soleil implacable, roches et sable ligués pour le pire, aussi exigeants que des postures yogi. C’est sûr, le continent de la foi est ici.
Sous la lumière tendue comme un arc, cèdent un à un les liens qui t’entravent. Que vienne l’ultime détachement ! À moins qu’au désert, tu n’embrasses un authentique attachement, à Dieu, à l’amour, à la fusion cosmique ou à autre chose. Tu restes ouvert à toutes voies, chacun sa cartographie spirituelle.
Donc au désert, qu’as-tu vu ?
De l’étendue sans queue ni tête et de la durée à en perdre la notion, de la durée au kilomètre et du silence, du silence, têtu, des paysage de pierres nues, de la chaleur et du froid, tous les deux sans issue.

mercredi 20 novembre 2013

Infidélités


-          Et tu en as eu combien ?
-          74.
    Le nombre sort en chiffres pas en lettres. Il claque.
    Aussitôt, il a un peu honte de son exactitude de comptable. Son ami d’enfance reste bouche bée. Il fait  « Ah ouais, quand même. ».  L’ami d’enfance est impressionné, favorablement ou non c’est difficile à déterminer. « Ah ouais, quand même », comme un médecin qui s’incline devant les symptômes d’une maladie, comme le supporter saluant la performance du sportif.
    74 épisodes  infidèles depuis qu’il en emménagé à  Bordeaux. Pas 74 femmes, 46 seulement mais il se retient d’apporter cette précision. L’envie qu’il lui semble déceler chez son interlocuteur l’en dissuade et le requinque. Il ne lui dira pas à quel point il s’ennuie.
    L’ami d’enfance l’a sans doute toujours jalousé pour son audace. C’est lui qui invariablement les entraînait. Quatre cent coups pour s’amuser, pour empoigner la vie. Ses infidélités d’aujourd’hui, c’est un peu comme leurs méfaits d’enfant.
-          Voler des pêches, tu te souviens ?
    Oh oui, cette année-là, les jours, les nuits, brûlants. Deux garçons désœuvrés dans l’été intenable. S’aventurer au bout du village, passer par-dessus la barrière du verger le cœur battant. Frapper les branches avec des épées en plastique pour faire tomber les fruits. Le jus des pêches qui coule sur le menton, le cou. Puis, surgi d’entre les arbres, précédé d’un juron et de son fusil, le fermier. Abandonner les fruits, courir, s’égratigner au talus de ronces. Courir encore. La route interminable et le goudron qui colle aux semelles. S’arrêter à bout de souffle. Vomir sous le soleil éclatant. Des bêtises d’enfant.
    Ils rient à ce souvenir. Ils trinquent aux insouciants méfaits. Les premiers beaux jours sont arrivés. La terrasse est en plein soleil. Ils ont pris des cafés frappés et les glaçons tintent joyeusement. Ouais, voler des pêches…
-          Et Marie ? demande l’ami
-          C’est une femme intelligente.
-          Tu veux dire qu’elle ne dit rien ?!

jeudi 31 octobre 2013

Femme avec enfant


L’hiver est interminable. Il neige sur ses yeux. C’est tant mieux, où qu’elle porte son regard, les choses paraissent ternes et sans issue.
Il a sept ans. Il n’a pas de nom. Trois mois après sa naissance, sa grand-mère a mis fin à l’inconcevable. Elle s’est penchée sur le berceau et a murmuré « Julien… ».
Sa mère, elle, continue de l’appeler l’enfant.
Comme chien, prairie, océan, pot en terre… elle dit « l’enfant ». « Viens l’enfant ! Où est l’enfant ? ». Parfois, au comble de l’amour, elle dit : « Mon enfant ».
Elle le regarde dormir. Il est sa seule joie véritable. Il n’y a rien d’autre. Son petit front pâle se plisse, troublé par un rêve. Une eau limpide déchirée par la meurtrissure d’un silex. Il serre très fort un mouchoir dans sa main. Elle ne l’a pas embrassé pour lui dire bonsoir. Elle était agacée, fâchée contre lui. Des bêtises. Elle regrette tant. Elle pleure. Elle l’appelle. Dans la pénombre de la chambre, elle dit : « Mon enfant ».
L’égalité des jours est un refuge désespérant. Elle prend le bus matin et soir, aux heures de pointe. Elle est debout dans l’allée centrale, accrochée à une poignée en plastique. Souvent elle fredonne en rêvant de tenter sa chance sur les bateaux de croisière. Elle a une belle voix. Son trajet est long. À chaque arrêt, elle est refoulée un peu plus à l’arrière. Elle pense au paysage radieux des campagnes au printemps. Elle dit à voix basse, à cœur murmurant : « J’aimerais marcher au bras d’un homme, qu’avec notre amour nous regardions au-delà des courbes vertes des collines… mais mes yeux sont fatigués, mon ventre flétri et l’enfant pleure la nuit. »
Elle rêve en marchant, astiquant, passant du rouge sur ses lèvres, découpant en petits cubes la viande de l’enfant.
Elle feuillette un livre sur le Brésil. L’enfant est dans l’armoire, il se tait. Elle tient la petite clé dans sa main.

jeudi 17 octobre 2013

Dans la subéraie, un combattant

Le rouge dans l’obscurité émet une vibration caverneuse.
Tout de suite, en roulant de sous la bâche du camion vers le lit caillouteux du chemin, il a entendu l’étrangeté du paysage.
À demi-assommé par sa chute, il a fixé un instant des yeux cet inframonde et distingué à la pointe de la lune l’immensité du maillage sombre et dense des branches, soutenu par d’innombrables colonnes rouges.
Rouges et bourdonnantes.
Au matin diaphane, le grondement de rivière souterraine de la subéraie s’est tu, étouffé par la lumière et la rumeur d’invisibles animaux.














La forêt couvre les collines sur des kilomètres. Si cet éloignement le protège, la distance n’est rien comparée à la durée qui maintenant le sépare de son combat et des siens.
Il palpe, scrute, renifle la terre, la trace d’un lièvre, les broussailles d’arbousier et de myrte. À tâtons apprivoise l’inframonde où se tapir. Il est là pour longtemps, des jours, des semaines, pour tout le temps qu’il faudra.  Il restera jusqu’à l’oubli, jusqu’au signal de la dernière bataille, à fourbir en silence sa volonté et son arme, à maintenir droite et pure l’idée qui l’a menée là.
Baignés des nuées argentées de l’aube, les écorchés.
Les longs troncs à vif des chênes lièges, rouges.
Par-delà leur armée en haillons, les villages phosphorescents halètent sous les guerres fratricides.
Combien de morts depuis hier soir ?

mercredi 2 octobre 2013

La marche du sans-le-sou

Je marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant.
Ma vie s’était réduite à cette seule activité.
Un effroi de funambule me maintenait éveillé.
Quand on n’a pas un sou en poche, on marche, on marche exclusivement et totalement. Il faut être sage ou indigent pour accéder aux abyssales dimensions  de la marche, on y vient et en jouit toutefois différemment selon que l’on est l’un ou l’autre.
Le sans-le-sou à vrai dire n’a pas d’alternative. Que faire d’autre ?
Pas de choix en grisant préambule de mon expérience, aucune quête spirituelle ou promesse d’extase.
Durant des mois, le plus fatalement et prosaïquement du monde, j’ai expérimenté le labyrinthe de la ville, prolifération de rues équivalentes qui si elles tracent différents chemins ne mènent jamais nulle part.
Dans ces rues absurdes, j’avançais d’un pas qu’on eût pu qualifier de nonchalant et presque aristocratique, sauf la chaussure éculée et la mine affligée.
Le sans-le-sou qui dispose de temps à revendre s’applique à prolonger toute distraction pour l’occuper. Je marchais lentement.
Devant moi, la rue s’étirait et oscillait comme un élastique.