jeudi 29 août 2013

Notre père, qui es à l'HP


Victor et moi sommes frères. Nous avons le même père, pas la même mère.
Que deux femmes normalement constituées aient pu se faire berner par les airs inspirés d’un homme aussi pathétique que mon père m’a toujours laissé perplexe, a fortiori à l’époque où, adolescent obnubilé par le mystère féminin, s’est produite sa première hospitalisation (en réalité la troisième, mais des précédentes je ne garde aucun souvenir). 
Keep quiet - Len Jessome
Bref, Victor et moi sommes frères et embarqués par notre géniteur dans la même galère.
En mai 2005, nous avons pour la première fois rendu visite à notre père à la Clinique des Aubépines, un nom bucolique et délicat sans rapport avec la nature de l’établissement.
Papa a un pet au casque.
Victor avait préféré y aller en ma compagnie plutôt qu’avec sa mère qui sanglotait alors à la moindre évocation de notre père. Pour ma mère, séparée depuis fort longtemps, il n’était pas question de faire le déplacement. Par sens du devoir et égard pour moi, elle payait toutefois une partie des frais d’internement grâce à sa conséquente fortune.
Ce jour de mai 2005, Victor avait dix ans, moi dix-sept. Il s’agrippait à moi et pour le tranquilliser, je lui rendais au centuple la pression de sa main ; moi-même, je n’en menais pas large.

mardi 9 juillet 2013

Scène domestique - No exit


Le dîner avait été insoutenable, comme d’habitude.
Sa mère faisait mine de refuser un verre de vin alors qu’elle en avait sifflé une bouteille entière dans l’après-midi, son père multipliait les allusions salaces à l’attention de sa belle-sœur, son petit frère avait piqué sa crise quotidienne, sa sœur aînée ne levait pas les yeux d’une assiette à laquelle elle ne toucherait pas. Le grand-père, invalide et mutique, cimentait le tout de son indiscutable et hautement toxique autorité.
Dehors, derrière la fenêtre close, l’univers ourdissait des brassées d’haletantes tragédies et de non moins électrisantes jouissances. Le ciel rougeoyait sur la ville et claquait comme un drapeau à la rumeur du train qui s’enfuit, aux basses hypnotiques en provenance du club d’en face, aux exclamations et trépidations des autres vivants, mieux adaptés aux conditions extérieures, à la vie elle-même.
Mieux adaptés que lui, qu’eux tous ici. Cette famille-là. grand-père-papa-maman-Lydie-Loriane-lui-Lucas, bougeant, parlant, ronflant en même temps, les uns suivant les mouvements des autres et vice versa, pareils à une molécule pourvue de sept atomes, un indissoluble tout-monde.
La cuisine était minuscule, à leur taille, moulée autour d’eux.

mercredi 26 juin 2013

Un matin par ici


S’il se trouvait quelqu’un par ici, il la surprendrait ainsi, de dos, au sommet du coteau.
Sans doute ne l’entendrait-elle pas venir.
Aussi immobile que le ciel, elle contemple le paysage immuable. 
Onde tendre des vallons, hautes herbes bleutées, cri rouge des coquelicots, leur rire communicatif de talus en talus, et la chapelle romane, toute simple, de la pierre du pays brunie de lichens, petite âme parmi celles des arbres, des rochers, des insectes, à sa place comme l’est le ruisseau qui s’entortille en contrebas autour des aulnes.
Mais il n’y a personne pour la surprendre. Plus personne par ici.
Elle est tout à fait seule. On dirait qu’elle prie. La campagne s’éveille dans le silence des aubes de mai, limpide et ruisselant. Sa main repose sur le bois rongé d’une ancienne barrière qui dut séparer naguère un potager ou un chemin du paysage angélique.
Derrière elle, derrière la paix des tendres vallons, il y a la terre éventrée et fumante, des ruines de la même pierre que la petite église, un silence mat et suffocant, un silence de tympan crevé.

mercredi 12 juin 2013

Elle est sur le point de réussir sa vie


Elle est jeune, pleine d’enthousiasme et de grâce. Elle sait par quelques astuces souligner sa beauté sans la grimer.
Elle est vive. Elle s’intéresse à un grand nombre de sujets, des plus graves au plus futiles. Experte en ikebana, elle montre des dispositions pour l’astrophysique et joue du piano avec brio.
Au terme d’un parcours scolaire irréprochable, elle est maintenant dotée d’une profession dont l’exercice n’empiétera pas sur ses autres devoirs mais lui permettra de dégager un salaire convenable.
Jeune fille vue de dos - John Constable, 1806
Elle sait s’investir et donner à d’autres que ses proches ; elle s’occupe volontiers du stand des Restos du Cœur lors des journées de solidarité.
Elle cuisine équilibré, sait coudre un ourlet, rendre aux joints de salle de bain leur blancheur d’origine.
Elle prononce des paroles intelligentes et plaisantes. Elle peut tenir compagnie des heures durant sans rien dire d’important ou de dérangeant.
Elle ose parfois des traits d’humour incisif qui trahissent la finesse de son esprit.
Elle fait l’unanimité, en famille, en amitié, au travail.
Elle se montre capable, à l’occasion et à bon escient, d’audaces canailles qui lui donnent du relief.
Elle a de la personnalité malgré sa discrétion. C’est une qualité. Qui aurait envie d’une potiche ?

lundi 27 mai 2013

Le meilleur devant eux


Leurs mains. Doigts enlacés.
Ils chuchotent. Fort. Ils sont un peu sourds.
Jeanine 78 ans et Bautista 81 ans ont une requête.
Nacre rose aux lèvres, friction matinale d’eau de Cologne.
Dans le bureau où, sédiments, éclats de vies méticuleusement broyées, dans le bureau entre un petit vent ingénu.
Jeanine et Bautista sourient.
Se regardent. Je te tiens tu me tiens…  Qui lui explique à l’écrivain public, toi ou moi ?
On a le meilleur devant nous, lance-t-il avec malice.
Sur un carton blanc satiné, deux colombes en relief se bécotent.
On se marie !
Nos enfants, nos amis, comprennent pas.
Ça les dépasse.
Ça les blesse.
Ça leur fait peur.
Nous on n’a plus peur de rien !
Écho du carillon de sa voix. Main sur la bouche, surprise de son audace.
De quoi faudrait-il encore avoir peur ?

jeudi 16 mai 2013

Presque comme dans la chanson


Trop tard pour se défiler. Ils l’ont vue. Ils sourient. Et, réflexe idiot, elle sourit aussi.
Là au milieu des invités, avec Sébastien, c’est Marc, Marc Langlois ! Son soupirant des années lycée. Un brun trop maigre et trop timide qui durant trois ans s’était assis derrière elle en classe, amoureux toujours éconduit toujours éperdu.
Il a visiblement gagné en aisance Marc, et plus encore en corpulence. Et les cheveux, les cheveux… plus un si bien qu’un instant elle se demande si il les avait vraiment bruns.
Marc Langlois, chauve et bedonnant. Ce que les ans nous infligent !
Quoiqu’il n’ait pas été épargné, elle le remet sans hésitation. Il sourit. Il l’a reconnue aussitôt.