jeudi 30 janvier 2014

Le bouseux


Face contre terre. Il est couché dans l’herbe. À ses pieds, le vert plus tendre des pousses de scarole, le vert plus sombre des fanes de radis.
C’est un enfant, un petit garçon de la cité, qui en premier le remarque. À cette heure matinale, le coin est désert et les travailleurs, pour ne pas crotter leurs souliers, empruntent le passage cimenté plutôt que le chemin de la parcelle.
L’enfant voit l’homme endormi, face contre terre. Il le reconnaît à ses vêtements de toile épaisse, au fouillis cendré de sa chevelure. C’est le bouseux. Il l’a souvent croisé, arrosoir et serfouette à la main,  soignant cet extravagant petit carré de terre assiégé par les tours.
Ses pieds sont nus dans les pousses de jeune scarole, les fanes de radis. L’enfant s’arrête et le regarde, saisi par l’étrangeté de cette sieste. Brutalement il comprend et la peur explose dans son ventre comme un champignon nucléaire. Il comprend à cause des pieds nus, des cheveux de cendre collés sur la nuque par une boue rougeâtre, à cause de l’angle impossible des jambes par rapport au bassin. Au même instant, des hauteurs de la cité, un cri noir retentit. L’enfant lève les yeux et voit le cri. Pas un lugubre corbeau mais une minuscule silhouette éperdue à un balcon du douzième étage, celui de l’homme endormi.

jeudi 16 janvier 2014

Des chaussons de danse


Après qu’elle a quitté l’appartement, il se lève et trébuche contre le sac abandonné sur le plancher.
En heurtant le chambranle de la porte, il s’ouvre l’arcade sourcilière et, étourdi par le choc, doit s’accroupir. Le sang goûte sur le plancher. L’aube incertaine baigne la pièce de lueurs marines. Le sang coule jusqu’à ses lèvres. Le sang est sucré, l’air salé. C’est un matin à nul autre pareil.
Dans le sac à ses pieds, il découvre : une serviette éponge, des chouchous, une bouteille d’eau, du talc et les chaussons de danse. Ah ! quelle douleur exquise embrasse sa tempe, qu’il est bon de trébucher au lever sur un sac abandonné !
L’aube se défroisse sans bruit et laisse entendre le silence de l’appartement tout murmurant des secrets de la nuit, des promesses du jour. C’est un silence très particulier, totalement inédit même, un silence qui ne se fait pas entendre souvent dans une vie.
Il mesure sa chance. Car c’est évident, car il n’est point question de hasard ou de négligence, sûrement pas !
Une fille comme elle n’oublie pas sans raison ses chaussons de danse. Elle reviendra. Elle reviendra dès ce soir. Elle saisira le prétexte des chaussons. 
Et comme elle reviendra, son cœur se met à flotter dans sa poitrine comme un petit ballon de baudruche.

mercredi 18 décembre 2013

L'heure des devoirs

Robin a mis la chaîne des clips qu’il regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs.
Gaspard essaye d’adopter la même attitude délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs.
Il faudrait que je vérifie. Il faudrait que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit : voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son classeur et parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour la forme, en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop fatigué pour pouvoir même battre la mesure, il rouvrira le classeur en question. Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix.
Je suis faible. Je ne pense qu’à être aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.
Gaspard continuera à soutenir qu’il n’a aucun exercice ce soir. Là, j’aurai peut-être un petit coup de sang. Je lui demanderai à brûle-pourpoint « 8 fois 7 » et réussirai à lui démontrer qu’une petite révision s’impose. Moins frondeur que son aîné, il consentira pour cinq minutes à se mettre au travail à la table de la cuisine.
Dans cette même cuisine où l’heure des devoirs a été pour moi un supplice quotidien. Car en dépit des soirées passées à souffrir sur la règle de trois ou les accords en genre et en nombre, mes résultats scolaires ont toujours été dans le meilleur des cas très médiocres.

mardi 3 décembre 2013

Au désert, qu'as-tu vu ?

Dans ta bouche, la blessure du soleil cru.
Une pierre de Rosette arrachée à ta retraite.
Au désert, qu’as-tu vu ?
Il faut se montrer plus radical, déclames-tu, et de projets d’ascèse, tu assommes ton entourage. Tu décrètes qu’il est grand temps. De la saison des questions tu sonnes le glas, place à l’illumination !
Dans ton panthéon, bien sûr : le désert hagiographique. Et pourquoi pas toi ?
Chaperonné par un aéropage de saints et de sages dont tu peux réciter les salutaires paroles, te voilà enfin rendu aux les portes de l’infini.
Le désert paraît conforme à sa légende, la pratique en est rude. Soleil implacable, roches et sable ligués pour le pire, aussi exigeants que des postures yogi. C’est sûr, le continent de la foi est ici.
Sous la lumière tendue comme un arc, cèdent un à un les liens qui t’entravent. Que vienne l’ultime détachement ! À moins qu’au désert, tu n’embrasses un authentique attachement, à Dieu, à l’amour, à la fusion cosmique ou à autre chose. Tu restes ouvert à toutes voies, chacun sa cartographie spirituelle.
Donc au désert, qu’as-tu vu ?
De l’étendue sans queue ni tête et de la durée à en perdre la notion, de la durée au kilomètre et du silence, du silence, têtu, des paysage de pierres nues, de la chaleur et du froid, tous les deux sans issue.

mercredi 20 novembre 2013

Infidélités


-          Et tu en as eu combien ?
-          74.
    Le nombre sort en chiffres pas en lettres. Il claque.
    Aussitôt, il a un peu honte de son exactitude de comptable. Son ami d’enfance reste bouche bée. Il fait  « Ah ouais, quand même. ».  L’ami d’enfance est impressionné, favorablement ou non c’est difficile à déterminer. « Ah ouais, quand même », comme un médecin qui s’incline devant les symptômes d’une maladie, comme le supporter saluant la performance du sportif.
    74 épisodes  infidèles depuis qu’il en emménagé à  Bordeaux. Pas 74 femmes, 46 seulement mais il se retient d’apporter cette précision. L’envie qu’il lui semble déceler chez son interlocuteur l’en dissuade et le requinque. Il ne lui dira pas à quel point il s’ennuie.
    L’ami d’enfance l’a sans doute toujours jalousé pour son audace. C’est lui qui invariablement les entraînait. Quatre cent coups pour s’amuser, pour empoigner la vie. Ses infidélités d’aujourd’hui, c’est un peu comme leurs méfaits d’enfant.
-          Voler des pêches, tu te souviens ?
    Oh oui, cette année-là, les jours, les nuits, brûlants. Deux garçons désœuvrés dans l’été intenable. S’aventurer au bout du village, passer par-dessus la barrière du verger le cœur battant. Frapper les branches avec des épées en plastique pour faire tomber les fruits. Le jus des pêches qui coule sur le menton, le cou. Puis, surgi d’entre les arbres, précédé d’un juron et de son fusil, le fermier. Abandonner les fruits, courir, s’égratigner au talus de ronces. Courir encore. La route interminable et le goudron qui colle aux semelles. S’arrêter à bout de souffle. Vomir sous le soleil éclatant. Des bêtises d’enfant.
    Ils rient à ce souvenir. Ils trinquent aux insouciants méfaits. Les premiers beaux jours sont arrivés. La terrasse est en plein soleil. Ils ont pris des cafés frappés et les glaçons tintent joyeusement. Ouais, voler des pêches…
-          Et Marie ? demande l’ami
-          C’est une femme intelligente.
-          Tu veux dire qu’elle ne dit rien ?!

jeudi 31 octobre 2013

Femme avec enfant


L’hiver est interminable. Il neige sur ses yeux. C’est tant mieux, où qu’elle porte son regard, les choses paraissent ternes et sans issue.
Il a sept ans. Il n’a pas de nom. Trois mois après sa naissance, sa grand-mère a mis fin à l’inconcevable. Elle s’est penchée sur le berceau et a murmuré « Julien… ».
Sa mère, elle, continue de l’appeler l’enfant.
Comme chien, prairie, océan, pot en terre… elle dit « l’enfant ». « Viens l’enfant ! Où est l’enfant ? ». Parfois, au comble de l’amour, elle dit : « Mon enfant ».
Elle le regarde dormir. Il est sa seule joie véritable. Il n’y a rien d’autre. Son petit front pâle se plisse, troublé par un rêve. Une eau limpide déchirée par la meurtrissure d’un silex. Il serre très fort un mouchoir dans sa main. Elle ne l’a pas embrassé pour lui dire bonsoir. Elle était agacée, fâchée contre lui. Des bêtises. Elle regrette tant. Elle pleure. Elle l’appelle. Dans la pénombre de la chambre, elle dit : « Mon enfant ».
L’égalité des jours est un refuge désespérant. Elle prend le bus matin et soir, aux heures de pointe. Elle est debout dans l’allée centrale, accrochée à une poignée en plastique. Souvent elle fredonne en rêvant de tenter sa chance sur les bateaux de croisière. Elle a une belle voix. Son trajet est long. À chaque arrêt, elle est refoulée un peu plus à l’arrière. Elle pense au paysage radieux des campagnes au printemps. Elle dit à voix basse, à cœur murmurant : « J’aimerais marcher au bras d’un homme, qu’avec notre amour nous regardions au-delà des courbes vertes des collines… mais mes yeux sont fatigués, mon ventre flétri et l’enfant pleure la nuit. »
Elle rêve en marchant, astiquant, passant du rouge sur ses lèvres, découpant en petits cubes la viande de l’enfant.
Elle feuillette un livre sur le Brésil. L’enfant est dans l’armoire, il se tait. Elle tient la petite clé dans sa main.